Une saison de machettes
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Thème
Depuis différents points de la salle, des comédiens font alterner des extraits d’Une saison de machettes, que Jean Hatzfeld a consacré aux témoignages recueillis auprès de prisonniers Hutus auteurs des massacres de Tutsis d’avril à juin 1994 à Nyamata, bourgade située à une trentaine de kilomètres de la capitale rwandaise, Kigali.
Puis les récitants se rejoignent autour d’un parallélépipède rectangulaire noir (inspiré de 2001 Odyssée de l’espace ?) fissuré en son milieu, pour mieux symboliser les multiples fractures engendrées par ce génocide :
entre les communautés bien sûr ;
mais aussi, pour chacun des auteurs de tueries, entre l’être civilisé et le sauvage ;
chez les victimes Tutsis, vues auparavant comme de paisibles et inoffensifs « avoisinants » puis considérés comme des cancrelats ou des serpents…
Points forts
Le texte de Jean Hatzfeld est la principale force de ce spectacle, et le choix judicieux des extraits nous livre quelques-unes des clefs du génocide s’étant déroulé au Rwanda au printemps 1994 :
d’abord l’antériorité d’une conflictualité construite à partir de la fin des années 1950 et réactivée par des discours de haine portés par différents vecteurs, médiatiques (Radio Mille Collines), dirigeants, fonctionnaires…
le récit insiste sur les caractéristiques de ces « bourreaux ordinaires » - contraction des « bourreaux volontaires » (étudiés par D. Goldhagen) et des « hommes ordinaires » (décrits par Chr. Browning) mis au service de la “Shoah par balles“ à partir de l’été 1941 sur le front de l’Est - surgis du monde rural des cultivateurs hutus un demi siècle après ceux mobilisés en Europe par le nazisme ;
répétitivité des tâches de mise à mort ;
cupidité motrice et gratifications convoitées ;
conditionnement par des discours de haine portés par différents vecteurs, qui formatent un discours déshumanisant les Tutsis (comme ce fut le cas sous le IIIe Reich à l’égard des ennemis de « la communauté du peuple et de la race » allemandes) ;
rôle stratégique de multiples relais locaux (administratifs, militaires, policiers, notabilitaires) pour toucher au plus près ces paysans des collines et piloter les massacres par le biais des « encadreurs ».
Le point le plus remarquable tient sans doute à la manière dont s’est façonné le consentement massif de paysans hutus à un rôle actif dans les tueries, par une dilution de la responsabilité individuelle. Jean Hatzfeld, qui le réalise très tôt, est parvenu à collecter des témoignages en plaçant ses entretiens avec les divers acteurs du massacre dans une perspective collective, suscitant la libération de la parole en privilégiant des formules englobantes (le “on“ et le “nous“ plutôt que le “je“ ou le “moi“).
- Dès lors, l’individu, se sentant à la fois encouragé par les échelons supérieurs, sûr de toute impunité par la disparition de certaines instances susceptibles de freiner le passage à l’acte (le clergé blanc, les étrangers sur place), et conforté dans une dynamique de groupe, peut se livrer à ces traques et ces tueries durant toute « une saison de machettes. »
Quelques réserves
Elles sont de fond autant que de forme, pour un spectacle qui donne plus à entendre qu’à voir.
Sur le fond, on peut regretter qu’à un moment donné les analyses de Jean Hatzfeld, d’abord dissociées des témoignages récités, viennent s’y mélanger sans que l’on ne puisse dès lors discerner très clairement les statuts respectifs des discours.
On peut également regretter que, même si l’œuvre de Hatzfeld y consacre un volume différent et ultérieur (cf. rubrique L’auteur), la parole des victimes soit à peu près totalement absente, en contrepoint de celle des bourreaux.Sur la forme, il faut prévenir le public que ce spectacle se présente plus comme une récitation que comme une représentation théâtrale obéissant à des codes de mise en scène minimaux. En effet, on ne peut pas dire que Dominique Lurcel - qui se présente ici comme auteur d’une « version scénique et d’une mise en scène » - ait fait preuve d’une inventivité débridée ; au contraire, tout porte à croire qu’il a choisi de se reposer sur la force intrinsèque du récit.
- Et ce n’est pas en mentionnant du « jeu » dans la distribution ou en demandant à un contrebassiste à barbichette, Yves Rousseau, d’improviser des intermèdes que l’on en est quitte, les mains et les doigts agiles du musicien étant (à peu près) les seuls éléments mobiles et expressifs d’un spectacle très figé...
Encore un mot...
On ressort de cette Saison des machettes avec des sentiments contrastés envers un récit qui nous transporte bien plus que le spectacle qui l’adapte :
on est convaincu de la nécessité de lire ou relire au plus vite le texte ;
mais l’on reste un peu déçu, car cette récitation apporte peu de choses en plus de ce que nous aurait proposé un disque audio…
Que dire alors, si l’on rate la dernière navette de 23h15 pour rejoindre le centre-ville…
Une phrase
« Les marais ne bruissent pas normalement, ce matin-là… » (Rose)
« Ce qui s’est passé à Nyamata, dans les églises, les marais et les collines, ce sont des agissements surnaturels de gens bien naturels. » (Innocent).
« Le regard du tué pour le tueur est une calamité. » (un des paysans, acteur du génocide)
- « Maintenant je sais que même la personne avec qui tu as trempé les mains dans le plat du manger, avec qui tu as dormi, il peut te tuer sans gêne. Le plus proche avoisinant peut se montrer le plus terrible.» (Berthe).
L'auteur
Né en 1949, Jean Hatzfeld devient journaliste à Libération à partir de 1977. Là, il devient correspondant de guerre et, à ce titre, est amené à couvrir le « nettoyage ethnique » opéré par les Serbes en Croatie et en Bosnie, qu’il relatera dans L’air de la guerre puis La guerre au bord du fleuve.
Son intérêt pour les génocides contemporains et la question de savoir comment des « hommes ordinaires » peuvent en devenir les acteurs trouve ensuite son point d’application au Rwanda, et plus précisément à Nyamata, où il se rend à partir de 1997, pour recueillir les témoignages des bourreaux (Une saison de machettes, 2003) comme des victimes (La stratégie des antilopes, 2003).
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