Quai Ouest
Infos & réservation
Thème
Sur les quais de l'Hudson River, d'Amsterdam ou de Valparaiso, par une nuit glauque et froide, au bout d'un hangar désaffecté, un homme d'affaires, Maurice Koch et sa secrétaire errent et se cherchent désespérément, criant l'une sa terreur, l'autre son désespoir. L'eau fatale est là tout près, si tentante... Mais non, ce ne sera pas pour cette nuit. Le malheureux homme aux mauvaises affaires, poursuivi par la justice, sera sauvé des eaux in extremis et malgré lui par un témoin intéressé. Un immigrant au curieux acabit, vivant, si on peut dire, dans un hangar voisin au milieu d'une faune de personnages oisifs, violents, décalés, toute une famille déchirée de paumés.
Une fois le décor planté, le drame, le vrai, commence... enfin. Au cœur de cette tragi-comédie baroque, sorte de pastiche de "Sur les quais" et de "Vu du pont" mélangés, et revisité par Jean Genet, qui se joue sous nos yeux avec, en permanence, ses huit personnages déjantés à des degrés divers, il y a le "deal", le commerce, le troc, au centre de toutes les relations humaines et improbables qui se nouent sur ce Quai Ouest.
Dans un univers bouffon et violent en même temps, Koltès illustre ici "le choc brutal de l'homme balloté par l'Histoire".
Points forts
1/ L'atmosphère. La tension très palpable qui s'installe entre tous les protagonistes de quelques côtés de la barrière qu'ils se trouvent. La confrontation sociale puis physique tour à tour tragique et comique qui donne à voir un désespoir radical chez des personnages que tout oppose apparemment mais qui peuvent être complices et sont toujours les victimes de quelqu'un d'autre dans cet univers où règne le bluff, le chantage, les manipulations de toutes sortes. La représentation de cette promiscuité sociale confère à la pièce un ton définitivement contemporain.
2/ Les changements de pieds et effets de surprise. Tout se mélange, tout s'inverse jusqu'au langage même, les mots crus ou orduriers ne sortant pas toujours des bouches attendues, et les motivations, gardées souvent secrètes, étant en fait interchangeables.
3/ L'actualité du thème et du texte ; ma voisine spectatrice allait même jusqu'à qualifier Bernard-Marie Koltès de visionnaire. Je dirais plutôt qu'il s'agit, sans doute malheureusement, d'un thème récurrent de notre monde, dont les effets sont ici poussés à leur paroxysme. Heurts et malheurs chez les immigrants d'un côté, effets pervers et méfaits du capitalisme de l'autre. Le texte puissant, écrit en 1985 pour Patrice Chéreau et la Comédie Française, interpelle les spectateurs d'aujourd'hui autant que les témoins de l'époque de la première mise en scène.
4/ Le jeu des acteurs, souvent remarquable (Louise Grinberg dans le rôle de Claire, Marc Lamigeon dans celui de Charles), notamment le double "je" de Teresa Oviedo, tour à tour épouse infidèle et compatissante, mère indigne et affligée, qui clôt en transe son rôle de Cécile, autrefois joué par la grande Maria Casarès. Et puis le masque d'horreur de Rodolphe, monstrueux et débile Quasimodo des temps modernes, mais qui sait nous émouvoir, parfois.
Quelques réserves
1/ Trop grand, trop long, trop large ! La mise en scène, pas assez resserrée, avec une multiplicité de personnages de l'ombre qui errent souvent comme des âmes en peine, dirait ma grand mère, sur un trop vaste plateau plongé dans des clairs obscurs approximatifs. Les acteurs se cherchent et les spectateurs se perdent.
2/ Noir c'est noir... ! La dernière scène incompréhensible, invraisemblable et qui n'en finit pas, jouée par Charles, le sauveur providentiel, et Abad, le noir taiseux, qui joue dangereusement d'une kalachnikov obligeamment prêtée par Rodolphe, le père de famille jaloux , aigri vindicatif , au point de mettre un point final à la pièce.
3/ Trop c'est trop ! A-t-on besoin de couvrir la scène de tant d'immondices, symboliques certes, mais omniprésents, pour illustrer la misère de ces laissés pour compte, la noirceur de leurs sentiments, la panne irrémédiable d'un monte charge social à l'abandon ? A-t-on besoin de cette scène de fornication finale en live, réaliste, triste et triviale, qui gomme toute expression possible de la poésie sous-jacente dans le texte de Koltès ?
Encore un mot...
Vous l'aurez compris, je n'ai pas été conquis par cette version de la pièce de Koltès, c'est le moins qu'on puisse dire.
Mais, au moins, elle respecte le texte, et c'est un texte très fort: sur ce Quai Ouest abordent et se confrontent deux mondes qui ne se rencontrent normalement jamais . Le monde d'en haut et le monde d'en bas : le monde de la Jaguar et le monde de la Kalachnikov. Le monde des grandes affaires et le monde des petites combines. En fin de compte, rien ne les sépare vraiment. Le tout est de se comprendre. Facile et terrifiant : il suffit d'avoir envie d'échanger sa sœur contre des clés de voiture... pour s'en sortir.
Alors, à mon sens, ça vaut quand même le coup d'y aller.
Une phrase
Ou plutôt deux:
- Rodolphe à Abad, lui intimant de tuer Maurice : "Si tu n'as tué qu'un seul homme, tu es seulement à égalité avec ta mort... pour laisser une trace de toi il te faut en tuer deux..."
- "Un homme qui n'a pas fait d'enfant meurt comme un chien" (un peu d'humanité chez un monstre !)
L'auteur
Dernier fils d'un militaire de carrière, Bernard-Marie Koltés, nait à Metz en 1948. Dès sa jeunesse, il manifeste sa rébellion contre son milieu, jugé trop bourgeois. A 20 ans, il intègre le Théâtre National de Stasbourg, en section scénographie, et commence à écrire des pièces pour le théâtre. Il fonde sa propre troupe, "le Théâtre du Quai".
En 1980, une collaboration s'instaure avec Patrice Chéreau, qui met en scène ses créations "Combats de nègres et de chiens", inspiré par un voyage en Afrique où il voit la culture africaine écrasée par les Européens, et, en 1986, "Quai Ouest". Trois ans plus tard, "Retour au désert" entre au répertoire de la Comédie Française.
En 1989, Bernard-Marie Koltès meurt prématurément des suites du sida.
Il est le dramaturge français le plus joué à l'étranger.
Ajouter un commentaire