MADEMOISELLE JULIE
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Thème
Mai 1888, pendant la nuit de la Saint Jean, propice aux feux de l'amour, au cœur de la forêt suédoise. On fait la fête chez Monsieur le Comte, les domestiques dansent, boivent, s'émancipent de leur condition et de leurs contingences. On s'agite aux cuisines (toute la pièce s'y déroulera, unité de lieu oblige). Au lever de rideau, Kristin, la cuisinière, digne et hiératique, commente l'évènement avec le beau Jean, le valet du Comte, qui se trouve aussi être son fiancé. Les maîtres, malgré tout le respect qu'on leur doit, en prennent pour leur grade, surtout Julie, sa suffisance, son arrogance, sa vie sentimentale, son mépris envers son fiancé font l'objet de toutes les gloseries ancillaires mais non sans un respect apeuré. Tout à coup, Julie apparaît venant de la pièce du fond, la salle du banquet. Magnifique, à peine sortie de l'adolescence, provocante , un rien imbibée. Après quelques escarmouches verbales , elle jette son dévolu sur le valet, imperturbable, un rien obséquieux et circonspect... au début. Puis insidieusement, les rôles s'inversent, le désir fait son œuvre et c'est parti pour une nuit de folie... Deux caractères , deux tempéraments, deux mondes, et surtout deux "genres" se provoquent, se séduisent, s'affrontent, se déchirent...
C'est le théâtre de la crise existentielle qui sera poussée à son paroxysme dans une des ultimes scènes : un antagonisme social exacerbé et deux protagonistes" je t'aime moi non plus", l'un mettant finalement l'autre dans un état d'hypnose "éveillée" jusqu'à sa dernière extrémité. C'est tout l'univers du théâtre "naturaliste " de Strinberg en 1h30.
Points forts
- Très certainement, en premier lieu, le personnage de Julie : le caractère, le tempérament, le devenir de cette "demoiselle" qui part conquérante, avide de liberté mais capricieuse, méprisante, arrogante, fragile malgré tout, et qui finit, solitaire, désespérée, déclassée, perdue, envahie par un immense sentiment de culpabilité et de gâchis.
- La modernité de l'adaptation. Avec cette adaptation et cette direction d'acteurs qui évitent le trop "daté", on évolue, on passe de la lutte des classes à un combat individuel pour l'émancipation, le pouvoir et la guerre des sexes.
- La prestation des acteurs, en particulier Pauline Huruguen dans le rôle de Julie : une future grande dame de la scène, de plus en plus émouvante au fil du drame jusque dans son ultime salut aux spectateurs ; Isabelle Adjani, Fanny Ardant, Juliette Binoche... et une dizaine d'autres très grandes actrices se sont mises dans la peau de cette demoiselle Julie, jouant sur des registres différents et contrastés. Pauline relève le gant avec une extrême sensibilité, beaucoup de charme et fait passer un message moderne et émouvant qui prend un relief particulier en notre époque de la remise en cause et de l'aspiration alternative. Kristin (Anne Cressent) est impeccable, comme sortie d'un film de Bergman
Quelques réserves
Le rôle ambigu de Jean (Yannick Landrein) en seconde partie. Que cherche-t-il ? Une délivrance ? Et pour qui ? Une vengeance toute freudienne ? Est il bon, est il méchant ? En tout état de cause, le tableau final digne d'une tragédie antique traîne en longueur, même si l'intention de l'auteur replacée dans son époque, est claire : on ne peut pas échapper à son destin ! Jean tient son rôle mais, trop beau, trop distingué, il est plus "butler " que valet d'écuries, d'ailleurs il y a des bouteilles partout. Trop normal, après tout, que Julie en devienne raide dingue.
Encore un mot...
Ce huis clos "naturaliste", donc réaliste par rapport à la vague romantique déclinante de l'époque et qui défraya la chronique en choquant la bonne société par l'usage de mots crus et la mise en scène de situations dégradantes pour une femme (elle boit, elle s'offre...), nous touche et nous concerne. A mi chemin de Madame Bovary et de Lady Chatterley, avec une touche de Vernon Subutex ou de 50 nuances de Grey hormis l'âge, Julie est actuelle, Julie livre d'autres combats pour sa liberté, pour son identité. Merci à Pauline Huruguen de donner corps ici, et même dans le carcan d'une lutte des classes d'une autre époque, à ces revendications devenues bien légitimes
Une phrase
Julie : "J'ai des goûts si simples que je préfère la bière au vin"
Jean : "Je ne suis pas amateur de bière mais si Madame l'ordonne"
Julie : "J'honore le bal des domestiques de ma présence"
Jean : "Danser avec cette canaille là haut, ça ne me plait pas"
L'auteur
August Strindberg (1848-1912) auteur et artiste suédois, prolixe et complexe, a laissé une œuvre protéiforme qui contient 58 pièces de théâtre, drames historiques ou contemporains, mystères... Après une brève carrière d'acteur, il s'engage dans l'écriture dramatique à 20 ans ("Le Banni", " A Rome"...). Mais c'est beaucoup plus tard, après un séjour à Paris où il découvre le Théâtre-Libre, que se révèle sa veine dramatique et l'inspiration "naturaliste" de son œuvre sous l'influence des scientistes qui émergent par opposition à la vague romantique qui a précédé. Il développe alors d'infinies variations sur ces thèmes récurrents : l'enfer conjugal , les rapports amour/haine, les luttes qui oppose l'homme à la femme.
Sa vie personnelle (trois mariages, trois divorces...), les théories de Charcot et surtout du très célèbre neurologue de l'époque, Hyppolyte Bernheim, inventeur de la psychothérapie et de la doctrine de la suggestion (reprise par Freud plus tard) sont certainement à l'origine de son imaginaire tragique soumis à des crises morales et psychologiques."Mademoiselle Julie" et "Les Créanciers " sont les œuvres les plus significatives de cette période riche et troublée. Mademoiselle Julie, jugée scandaleuse dans son pays, fut d'abord interdite en Suède avant d'être créée à Paris et de devenir aujourd'hui une des pièces les plus jouées au monde.
Auguste Strindberg plongera après son troisième mariage dans un mysticisme profond qui inspirera ses dernières œuvres comme "Le Chemin de Damas"(1898) ou "le Songe" (1902) ; il meurt à Stockholm en 1912, alors qu'il s'était retiré dans sa thébaïde, son propre et petit théâtre.
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