L’ÎLE D’OR
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Thème
• Avant d’évoquer le thème, il faut parler du lieu, car avec Ariane Mnouchkine, on voyage beaucoup. Ce soir, la fondatrice du Théâtre du Soleil a jeté l’ancre sur une île imaginaire de l’archipel du pays du Soleil-Levant.
• Imaginaire ? Pas tout à fait : il pourrait bien s‘agir de l’ile de Sado, où de nombreux artistes en exil se sont retrouvés un jour réunis. Sado, haut lieu de culture donc et rêve contrarié de l’auteure suite à son voyage initiatique au Japon, il y a de nombreuses années. D’entrée, on est saisi par l’immensité de la scène, transporté par le mouvement, par les couleurs, accaparé par les multiples tableaux, et puis soudain dans l’ombre, une petite « musique » connue des initiés : sur un lit une forme , un téléphone sonne… Cornélia, malade, se prend à rêver d’une île merveilleuse. « Les histoires » peuvent commencer, les trente acteurs livrés à eux même vont les vivre intensément.
• Quant à l’intrigue, l’argument est simple, voire sommaire : Yamamura, la maire de la commune de Kanemu-Jima se bat contre un vaste projet immobilier dont les conséquences seraient terribles pour l’environnement, la vie et la subsistance des pêcheurs locaux. Elle défend la pérennisation des traditions ancestrales et, afin de résister, cette femme courageuse et honnie par les hommes d’affaires de tout bord a l’idée de créer un festival mondial de théâtre dans un hangar, chantier de rénovation navale. L’Île d’Or est donc une sorte de métaphore du monde, une tour de Babel sur planches, on y parle au moins cinq langues, russe, chinois, hébreu, arabe portugais (du Brésil) outre le français… un drôle de français. On y découvre le mystérieux théâtre Nô, masques et poésie, humour et chants… les bons et les méchants ! Toutes les atteintes à la liberté, toutes les oppressions du monde, parfaitement interprétées, nous sautent à la figure dans un ballet incessant : les répressions à Hong Kong, le conflit israélo-palestinien avec un Arafat jubilatoire et un chameau hilare, la brigade destructrice des Kurogos, les délires de Bolsonaro, la dictature des fonctionnaires véreux, les mensonges des entrepreneurs français !
Points forts
• La mise en scène bien sûr, le talent d’Ariane M. culmine, avec le même bonheur que pour Une chambre en Inde dont l’Ile d’Or est l’acte 2, en quelque sorte, avec, enfin, ce zeste d’émotion teinté d’exotisme qui est sa marque de fabrique…et qui nous tient en éveil pendant 2h 45.
• Les décors animés, illustrant le mouvement des astres et des éléments naturels sont assez extraordinaires : un moment par exemple, un immense drap bleu miroitant, agité symétriquement à ses quatre coins, ondule d’abord au gré d’un soupçon de vent puis s’agite frénétiquement figurant une mer du Japon déchainée. Image éphémère mais inoubliable. Plus tard, les cerisiers fleurissent dans la nuit. Par moments, le volcan Fuji explose littéralement et crache ses fumées noires. Le tableau final qui fait apparaître deux immenses cigognes à toucher les cintres (des grues, en fait, nous a confié Ariane Mnouchkine elle-même) est sublime. L’Ile d’Or s’inspire du théâtre traditionnel japonais, le théâtre Nô : chaque acteur porte un ou plusieurs masques à tour de rôle, les décors tournent et se déplacent sur des chariots à roulettes mus par les acteurs eux-mêmes, la dérision et la mascarade sont de mise.
• Le langage, la construction sémantique… et la musique ne sont pas en reste. Confronté à un problème de traduction - aucun acteur de la troupe n’étant japonais - le collectif créatif invente un nouveau langage du plus heureux effet : tous les verbes des phrases, qui deviennent ainsi des sortes d’alexandrins à l’oreille, sont rejetés à la fin de la phrase (exemple : « Moi, occupée, je suis, vous coucher, allez- vous ! »). C’est du Cicéron du Tite-Live, ou du Racine ou encore, pour dire le vrai, une traduction mot à mot du pur japonais. Le résultat est d’une grande élégance et souvent amusant. Et, en point d’orgue, la très douce voix de la chanteuse Vera Lynne, avec sa promesse « We will meet again » qui résonne encore à nos oreilles.
Quelques réserves
• La dramaturgie assez sommaire et le texte un peu répétitif, sans être bavard » sont sans doute valorisés par la scénographie et quelques effets poétiques.
• Les scènes d’actualités un peu convenues et trop vues, car elles ont fait la une des infos à la télévision (telle la surcharge de travail du personnel soignant pendant la pandémie).
• L’Île d’Or souffre aussi, surtout pendant la première partie, d’une surabondance de séquences de style différents et de clins d’œil, si bien que l’on a quelque peine à saisir le fil conducteur. Mais Ariane Mnouchkine s’en défend en expliquant que sa méthode de création joue sur l’absence d’idée préconçue, se laissant entrainer par son imaginaire de metteure en scène (cf. interview). Les spectateurs aux anges (salle comble, standing ovation) n’avaient pas l’air de s’en plaindre.
Encore un mot...
• Une fresque d’une immense richesse, le comble du spectacle vivant, la possibilité d’une île du bonheur pour sauver le monde. En quelque sorte une gigantesque métaphore du théâtre lui-même, le plus beau théâtre du monde, celui du Soleil, siège de l’utopie où habite Ariane Mnouchkine depuis toujours.
• Attention, théâtre mouvant, car rien n’est complètement écrit d’avance, les interprètes sont libres comme l’air. L’Île d’Or c’est avant tout le dernier ilot de résistance, un pavé dans la mare, une montagne jetée dans le marécage universel des injustices, des oppressions et des atteintes aux droits de l’homme et de la nature.
Une phrase
« Au commencement était le rire… Amaterasu O-mi-kami, la grande auguste divinité qui luit au ciel. Comme on était malade, hier, vous vous souvenez, de la bêtise, de la médiocrité, comme on était mondialement malade de la lâcheté, de l’empoisonnement de la vérité, des minables trafiquants des consciences et des sciences, des complicités des pouvoirs avec toutes les forces de destruction, du délabrement volontaire de la langue, de la chute vertigineuse des lumières dans l’entonnoir des ténèbres ! … En cas de malheurs, qu’on nous donne une île et sans tarder nous créerons un nouveau monde.»
L'auteur
• Ariane Mnouchkine, grands-parents juifs russes réfugiés en France puis déportés dans les camps, père producteur (les films Ariane !), débute le théâtre à Oxford, puis suit la formation de Jacques Lecoq, crée l’association Théâtrale des étudiants de Paris avec Philippe Léotard et Jean Claude Penchenat. Egérie avant l’heure des barricades de 1968, elle crée la première Scop (société coopérative ouvrière de production), et fonde en 1970 le Théâtre du Soleil, installé à la Cartoucherie de Vincennes en 1970. Principes et esprit communautaires : même salaire pour tous, maquillage en public (au nom de la sacro-sainte transparence), soupe servie aux spectateurs… Ariane paye de sa personne en jouant les « ouvreuses » ! Thème commun à ses créations/représentations : les drames de la condition humaine. Décors en mouvement perpétuel, mises en scène colorées avec effets visuels, bande-son en live. Elle participe physiquement et sur le plan artistique aux combats de libération des peuples opprimés, ainsi aux côtés des tibétains, et collabore avec des artistes afghans ou chinois par exemple.
• Son théâtre s’inspire directement de ses maîtres Vilar et Brecht. Premières mises en scène : Gengis Khan, d’Henry Bachau, aux Arènes de Lutèce 1961, Les Petits Bourgeois de Maxime Gorki (1964, théâtre Mouffetard) puis Capitaine Fracasse de Théophile Gautier et La Cuisine de Wesker, tous deux adaptés par Philippe Léotard (1966 et 67). Puis cela sera sa grande période Shakespeare (1968-1985) avec la mise en scène de Le songe d’une nuit d’été, Richard II, la Nuit des Rois puis Macbeth à la Cartoucherie en 2014. Elle signe ses plus grands succès en création collective avec les Clowns et l’Age d’Or.
• Hélène Cixous participe à son œuvre à partir de 2010 et devient en quelque sorte sa muse. Le résultat le plus spectaculaire sera la création collective de Une chambre en Inde qui obtint deux Molières en 2018 (mise en scène et meilleur spectacle théâtre public).
• Infatigable, Ariane Mnouchkine est présente à l’entrée et à la sortie de toutes les représentations… pour remercier les spectateurs. Elle vient de fêter ses 82 printemps.
Commentaires
Une fois encore Ariane tente avec bonheur la traversée de la tragédie de notre temps. Elle nous montre le chemin du bonheur, utopique peut-être, poétique et humaniste dans une mise en scène toujours aussi impressionnante et performante : tempête, orage, bains ...
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