L'Etrange défaite
Compagnie : Théâtre Averse
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Thème
L'historien Marc Bloch a rédigé L'Etrange défaite entre juillet et septembre 1940 après avoir été témoin aux premières loges (chargé du ravitaillement en carburant de la 1ère armée) de la débâcle en mai-juin 40.
Ce "procès verbal", selon ses mots, est divisé en trois parties que la mise en scène respecte :
- Dans la première, "présentation du témoin", il expose son état civil, rappelant assez brièvement les origines de sa famille (juive alsacienne française) et son parcours sous les drapeaux lors de la Grande Guerre (4 citations) et ses affectations lors de la Seconde.
- Dans la deuxième partie, intitulée "la déposition d'un vaincu", il livre non seulement son témoignage et ses observations mais surtout ses analyses sur les racines profondes de cette dramatique défaite.
- Et enfin dans la troisième, il propose un "examen de conscience d'un Français", démontrant que les causes de la défaite ne sont pas que militaires mais viennent également des profondeurs d'une désolante mentalité des Français. Il ne cherche donc (ni ne trouve) un seul coupable.
Certes, il avance que la première cause a été l'incapacité du commandement, même s'il reconnaît que les chefs de l'armée française étaient honnêtes, patriotes, brillants, formant un corps digne d'estime : "mais ils nous ont conduits à la défaite". Pourquoi ? D'abord, ils n'ont pas su penser le rythme de cette guerre, tandis que les Allemands misaient sur la vitesse. Les deux adversaires ne combattaient pas au même âge de l'humanité, c'était "la sagaie contre le fusil". C'est nous qui étions les primitifs. Il passe également en revue les erreurs, les défaillances et le désarroi des officiers, comparant l'état d'esprit si différent entre les deux guerres.
Mais les racines du mal doivent aussi être trouvées ailleurs, et bien avant la guerre. L'historien, observateur de son temps autant que connaisseur du passé français, s'afflige de la paresse ambiante, du peu d'ardeur au travail dans les usines, du laisser-faire moral, du mépris pour le peuple, de la désaffection envers la politique, des discordes des partis politiques (de droite comme de gauche), incapables de s'unir devant le danger commun, de la mollesse du gouvernement, et aussi de l'idéologie pacifiste qui sévissait dans tous les milieux, en particulier chez les intellectuels.
Après avoir reçu l'ordre de faire sauter les dépôts d'essence et de vider les camions citerne, et donc de condamner l'armée, Marc Bloch embarque pour l'Angleterre (où la population fit un accueil chaleureux aux soldats français), puis de Plymouth réembarque pour Cherbourg (où l'accueil officiel fut glacial). Le 18 juin, il est à Rennes, et assistant à un désordre immense, n'a plus qu'une idée en tête : ne pas être fait prisonnier, s'échapper de ce piège. En civil, il gagne la Creuse et retrouve les siens en s'attelant, malgré la fatigue et le découragement, à rédiger son témoignage.
La dernière partie du spectacle ajoute un résumé de sa fin de vie (qui ne figure évidemment pas dans le texte) : à Lyon, il entre dans la Résistance où il occupe des fonctions dirigeantes importantes. Il est arrêté en mars 44, torturé par la Gestapo, emprisonné à Montluc, et fusillé le 16 juin 1944. Il meurt en réconfortant l'adolescent fusillé à ses côtés et en criant "Vive la France".
Le manuscrit de ce texte a heureusement échappé aux Allemands et à Vichy. Il fut publié en 1946. Le spectacle a été créé au Musée Jean Moulin à Paris en 2001, il a été rejoué tous les ans jusqu'en 2009 dans de nombreux lycées et universités, avant d'être invité sur les planches de divers théâtres tant à Paris qu'en province.
Points forts
- Le texte écrit par Marc Bloch était fait pour être lu, non pour être joué en scène. Un travail d'adaptation a donc été nécessaire : Christine Levisse Touzé, directrice du musée Jean Moulin, et Etienne Bloch, l'un des fils de l'auteur, ont veillé au respect de l'esprit du texte d'origine, même s'ils l'ont largement allégé pour que la durée n'excède pas une heure.
- La force du texte, qui tient à la double qualité de l'auteur, à la fois témoin et historien (sans parler d'une incontestable clarté d'écriture) non seulement n'a pas vieilli mais garde toute sa pertinence pour les jeunes générations. "L'étrange défaite" (publié en Folio) reste aujourd'hui un ouvrage exemplaire de courage et de lucidité. Le spectacle en donne les meilleurs extraits.
- On y retrouve à la fois la bouleversante confession d'un grand citoyen intellectuel français, et la hauteur de vue d'un historien qui sait se détacher des souvenirs immédiats pour livrer une analyse profonde au-delà des choses vues.
- Belle performance du comédien Eric Auvray qui, avec ses lunettes rondes en écaille, finit par ressembler physiquement à Marc Bloch et qui ne montre jamais ni hésitation ni trou de mémoire...
- D'un vieux poste à lampes, on entend la voix du Maréchal Pétain (que Bloch désapprouve totalement) ; sur le mur, quelques images projetées de l'entrée des troupes allemandes à Paris ; le spectateur est replacé dans l'époque.
- Le lieu : ce théâtre en cave voûtée, pierres et poutres apparentes, vieux puits au fond de la cour, a bien du charme. Un lieu magique au coeur de Paris. A peine 100 places mais l'intimité profite au comédien qui peut ainsi parler presque en confidence. Un théâtre dont les affiches montrent la qualité des productions : Samuel Becket y côtoie Oscar Wilde ou la Dame à la licorne, tandis que des artistes contemporains s'exercent à l'improvisation. Ajoutons que la même Compagnie Averse propose en ce moment (les mardi et samedi) L'Esprit-Matière, pièce inspirée de l'oeuvre de Pierre Teilhard de Chardin (cf chronique Culture-Tops).
Quelques réserves
- Si beaucoup de passages ont été repris du texte original pour la scène, on est néanmoins en droit de considérer, comme c'est souvent le cas dans les adaptations, que bien des analyses intéressantes n'ont pu être reprises et font défaut. Par exemple, le point de vue de Bloch sur les Britanniques (qu'il connaissait fort bien) et leur sentiment de doute, voire de mépris, vis à vis des Français. Ou la nullité des services de renseignements (il cite des exemples frappants, étant lui-même officier de liaison). Ou l'impréparation des combattants, la répugnance du gouvernement à imposer aux réservistes les périodes d'exercice indispensables. Ou les tares de la bureaucratie... On pourrait multiplier les mentions de passages omis qui contribuent pourtant à la finesse de l'analyse.
- Faut-il être surpris que Marc Bloch ne mentionne rien concernant les Juifs ? Non, puisqu'il n'évoque ici que la période de la débâcle et de la capitulation de mai-juin 40. Mais plus tard (29 novembre 1941), lorsque le gouvernement de Vichy créera l'Union générale des Israélites de France, Marc Bloch prendra fermement position pour affirmer son indéfectible attachement à la France, refusant que les Juifs soient, parmi les Français, considérés comme à part.
Encore un mot...
Une plongée, une heure durant, dans un moment tragique de notre histoire relatée, vécue, analysée, par l'un de ses meilleurs historiens.
Une phrase
"Capitulation. Un mot à ne jamais prononcer".
L'auteur
Le nom de Marc Bloch, historien renommé, notamment en raison de ses travaux sur la vie paysanne et sur les rois thaumaturges au Moyen Age, reste attaché à celui de Lucien Febvre pour avoir fondé ensemble la fameuse revue Les Annales d'histoire économique et sociale et ainsi modifié la manière d'étudier l'histoire.
Issu d'une famille juive d'Alsace qui avait fait le choix de la France après 1870, il est né en 1886 à Lyon. Reçu à l'agrégation d'histoire et géographie en 1908, il est professeur à Amiens quand éclate la Première Guerre mondiale, où il est chargé du service des carburants. Il la termine au grade de capitaine et recevra la Croix de guerre et la Légion d'Honneur.
Il reprend la vie civile en tant que professeur à la faculté de Strasbourg puis à la Sorbonne. Et c'est à ce poste que le surprend la déclaration de Guerre. En 1939 à 53 ans, malgré son âge et sa médiocre santé, il demande à être mobilisé et se retrouve sur le front belge toujours en charge du ravitaillement en essence. Il assiste à l'encerclement de Dunkerque, à la débâcle de l'armée française.
Les décrets de Vichy l'excluront en tant que juif de la fonction publique mais il sera relevé (par Jérôme Carcopino) de sa déchéance pour "services scientifiques exceptionnels rendus à la France". Il rejoindra la Résistance à Montpellier puis à Lyon. Il y laissera la vie.
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