Les illusions perdues
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Thème
On connait l’histoire, qu’on ait lu Balzac ou vu le magnifique et récent film de Xavier Giannoli qui lui rend hommage de fort belle façon.
Le jeune poète Lucien de Rubempré quitte Angoulême et sa torpeur assassine à la suite de la comtesse de Bargeton, qui a jeté son dévolu sur lui, pour “monter à Paris“ et, espère-t-il, y rencontrer un succès. Il fait partie de cette génération romantique pour laquelle « l’exemple de Napoléon Bonaparte a farci le crâne d’impatience. »
C’est que le jeune ambitieux, convaincu que « la poésie est l’étoile qui mène à Dieu » et qui a déjà commis un recueil de sonnets, « affiche de beaux dehors » et possède un joli brin de plume. Dans ces conditions, Rubempré ne doute pas un instant que Paris se donnera sans réserve à lui.
Semblant lâché par la comtesse, le jeune homme, au fil des rencontres, parvient pourtant à se faire apprécier à la fois par la bonne société et par les libéraux qui tiennent des gazettes influentes.
Engagé dans l’une d’entre elles par le cynique Lousteau, qui l’encourage à être « hargneux par calcul » et s’emploie à dévoyer son indéniable talent, il semble que son destin s’accomplisse. L’ambition de Rubempré n’a dès lors pas plus de limite que son aveuglément. C’est le début de la fin car, de petites compromissions en renoncements et trahisons ignominieuses, il se dévoie progressivement, jusqu’à se renier et se perdre moralement et matériellement.
La société parisienne de son temps, cruelle, l’y aura bien aidé, qui referme sur lui les mâchoires d’un piège destiné à l’abattre, lui et sa maîtresse.
Points forts
Le premier point fort, c’est évidemment le texte de Balzac, et indissociablement, son adaptation par Pauline Bayle, qui est aux manettes et réussit à produire un récit fluide, à la fois centré sur Lucien, tout en donnant une vraie consistance aux principaux personnages - ceux du “cénacle“ (d’Arthez et Chrestien), tout comme Nathan, Lousteau, Finot, le libraire Dauriat ou Coralie - gravitant autour de Rubempré.
La pièce plonge au plus profond de rapports humains dictés par les intérêts personnels et l’absolue nécessité de parvenir à une position sociale “quoiqu’il en coûte“, c’est-à-dire au détriment de l’intégrité, de la sincérité des sentiments ou des convictions : « derrière les rêves se cognent les hommes. »
Encore faut-il être capable de transcrire sur scène la puissance narrative de l’univers balzacien et rendre palpable cette force invisible qui pousse ses héros à en quête permanente de gloire et de fortune. Dès l’incipit et l’entrée en matière de la pièce, Pauline Bayle sait nous surprendre, puis maintenir la tension (et l’attention), avant de terminer par un face-à-face quasi-faustien d’excellente facture.
La scène - vaste et autour de laquelle sont assis les spectateurs - est quasi-vide de décor, et le restera tout au long des 2h30 du spectacle. Sans doute est-ce la métaphore d’un monde qui est à créer, à moins qu’il ne s’agisse d’une sorte de néant (le discrédit, l’oubli, la relégation, le déclassement) dans lequel les personnages peuvent tomber à tout moment, au gré de ces jeux de massacre. Cette neutralité du plateau, ainsi que celle des costumes, peut également signifier l’intemporalité d’une « comédie humaine » qui reste d’actualité.
Cet espace constitue le terrain de jeu de comédien-ne-s, qui se démultiplient … Lucien mis à part, tou-te-s interprètent plusieurs personnages, comme s’ils n’étaient que des enveloppes charnelles interchangeables, jouets de leurs désirs et leurs propres tourments. Tou-te-s sont tous épatant-e-s et impeccablement dirigé-e-s.
Quelques réserves
- Tout dans ce spectacle occupe sa juste place, à ceci près que l’on saisit pas bien l’intérêt de faire camper Lucien Rubempré par une comédienne (lors même qu’aucun comédien ne tient de rôle féminin)…
Encore un mot...
On l’a compris, cette pièce traite d’une ambition conduisant le héros à sa perte. Cette ambition a pour cadres - dans le roman de Balzac - la société française d’il y a deux cent ans (la Restauration, 1814/15-1830) et le petit monde grouillant de plumes souvent fielleuses au service d’une presse notoirement vénale qui prétend façonner voire incarner l’opinion.
Un temps, Rubempré nous rappelle l’abbé de Vilecourt ( interprété par le regretté Bernard Giraudeau), un petit courtisan venimeux qui démontrait à la Cour de Louis XVI l’existence de Dieu un jour, et promettait de prouver le contraire le lendemain dans Ridicule (Patrice Leconte, 1996)… pour connaître une disgrâce semblable à celle de Rubempré.
Les échos contemporains sont donc plutôt cocasses, si l’on songe à tous ces “petits marquis“ interchangeables de l’infotainment qui saturent nos ondes, nos écrans et les réseaux sociaux, bouffis des mêmes prétentions…
En tout cas, l’ambition de Pauline Bayle, qui adapte et met en scène ces Illusions perdues, devrait la conduire sur la voie du succès, sur laquelle elle est déjà bien engagée. Mais, à la différence de Rubempré, elle ne se dévoie pas, et n’a donc pas à craindre de perdre ses illusions dans la suite de son parcours.
Une phrase
Lucien [arrivant dans la capitale] : « A Paris, tout est grand, neuf, vif, brillant ! »
La marquise d’Espard [à sa cousine Anaïs de Bargeton, amoureuse de Rubempré, né Chardon] : « Attendez que le fils de pharmacien soit célèbre avant de l’aimer… »
Etienne Lousteau :
- « Le journal est le châtiment des écrivains…. »
- « A Paris, ne rien dire [contre une œuvre], c’est déjà un éloge. »
- Le même [s’adressant à Rubempré] : « Par la gazette, la censure et les presses rotatives, je te baptise journaliste ! »
L'auteur
Honoré de Balzac (1799-1850), grand maître indiscutable du roman français de la première moitié du XIXe siècle, s’attache à décrire la société de son temps, dans une France où les régimes se succèdent (Empire napoléonien, Restauration, Monarchie de Juillet et Seconde République), et où la société française voit les équilibres hérités du siècle passé se modifier en profondeur depuis la secousse révolutionnaire française de 1789-1799.
Chaque œuvre composant la magistrale et monumentale fresque de La Comédie Humaine met en scène une foule d’individus qui incarnent les diverses facettes d’une société, et qui gravitent autour des héros éponymes de romans comme Le Père Goriot, La cousine Bette, Gobseck, Eugénie Grandet, Le colonel Chabert... Chacun des personnages mis en scène par Balzac possède sa psychologie et ses intérêts propres, déploie ses ressources et ses stratégies - décrites jusque dans le moindre détail par le romancier - pour parvenir (ou non) à ses fins, certains (Rastignac) y parvenant mieux que d’autres (Rubempré).
Il va sans dire qu’à sa parution, Les Illusions perdues reçurent un accueil critique plutôt négatif, notamment de la part de Jules Janin, « prince des critiques » de l’époque, qui dut se sentir visé par l’impitoyable réquisitoire contre le petit monde de la critique dressé par Honoré de Balzac.
Quoiqu’il en soit, Balzac ouvre la voie au roman “réaliste“ qui lui succède au milieu du XIXe siècle (Flaubert, les frères Goncourt). Son projet inachevé (Balzac s’étant exténué à la tâche) de Comédie humaine inspirera ensuite le cycle des Rougon-Macquart qu’Emile Zola met en place à l’autre extrémité du XIXe siècle.
Pauline Bayle dirige le TPM (théâtre public de Montreuil) depuis 2022, après un parcours qui la vue passer par Sciences Po Paris, l’ESAD, l’Ecole du jeu et le Conservatoire Supérieur National d’Art Dramatique. Elle fonde la compagnie, A Tire d’Aile, en 2011. En 2015, elle monte L’Iliade , puis L’Odyssée. Les Illusions perdues a été créé en 2020, avant de partir en tournée.
En 2023, Pauline Bayle créée Ecrire sa vie, qui est présenté au Festival d’Avignon et a ouvert la 2ème saison de Pauline Bayle en tant que directrice du Centre dramatique national.
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