L’ÉCUME DES JOURS

L’IMAGINAIRE DE BORIS VIAN SURFE SUR LA VAGUE DU GRAND AMOUR
De
Boris Vian, d’après le livre éponyme
Adaptation : Claudie Russo-Pelosi
Production : Les Joues rouges
Mise en scène
Claudie Russo-Pelosi
Avec
(en alternance) : Ethan Oliel (Colin), Quentin Bossis (Boris Vian) Lou Tilly (Chloe), Charles Garcia (Chick), Stephan Piller (Nicolas), Emilie Le Néouanic (Isis), Claudie Russo-Pelosi (Alise), Adrien Grassard (Mangemanche), Loue Echalier (pianiste)
Notre recommandation
5/5

Infos & réservation

Théâtre Le Lucernaire
53 rue Notre Dame des Champs
75006
Paris
01 45 44 57 34
Jusqu'au 16 octobre 2022 (prolongation) à 19h du mercredi au samedi, dimanche à 16 h

Thème

  • À la fin des années 1940, au sortir des années d’Occupation à Paris. Bonjour jeunesse ! Un seul  mot d’ordre pour la jeunesse à l’époque : respirer, c’est-à-dire vivre, aimer, s’amuser. Un vent de liberté souffle à Saint-Germain-des-Prés comme à Montparnasse, on écoute du jazz toute la nuit, le be-bop résonne dans les caves germanopratines, on fume des Camel ou des Lucky Strike. On a tous un ami américain ou on rêve de rouler dans une belle américaine. On rêve beaucoup. Comme l’écrit Jean-Paul Sartre, chantre de l’existentialisme, l’existence précède les sens. On fait fi des contraintes absurdes et des contingences matérielles. Il faut vivre avant tout,  tel est le cri du cœur de cette jeunesse frustrée de liberté depuis trop d’années. Au diable les origines sociales, le travail ce sera pour plus tard. Vive l’Amour passionné et les amitiés désintéressées ! 
  • Un groupe d’amis disparates mais fidèles à leur idéal va vivre passionnément l’expérience de l’amour fou dans cet univers surréaliste où s’entrechoquent amour et mort, liberté et travail, grands sentiments et petites rivalités. Sous les airs d’un Duke Ellington entraînant, et d’un piano-cocktail omniprésent, la vie est une bulle de Champagne mais la mort rode, impitoyable.   Présentations (par Boris Vian lui-même) : voici Colin, le nanti sympathique et désœuvré, le personnage principal dans tous les sens du terme. Il vit dans l’aisance et un très bel appartement où il réunit ses copains. Un seul problème : il a tout pour être heureux mais il ne trouve pas l’Amour. Voici Chick son meilleur ami, fantaisiste et désargenté  qui voue à Jean-Sol Partre (Jean-Paul Sartre) une admiration sans borne, ce qui lui coûte cher en frais de librairie... Voici également Nicolas, excellent compagnon, et bon cuisinier à l’occasion. Il est aimé des femmes, lui, et confondrait volontiers les caisses claires du batteur et ses casseroles tant il est fou de jazz Il y a aussi Alise,  capable de coups pendables pour détacher Chick de son addiction sartrienne et puis Isis (de Ponteauzanne !), l’entremetteuse bienveillante, l’amoureuse transie de Nicolas. 
  • Finalement grâce à des manœuvres amicales, Colin va rencontrer Chloé, et très vite c’est l’amour fou. Ils vont se marier mais hélas dès la sortie de l’église une toux suspecte sonne l’alarme. Un mal mystérieux ronge et se développe inexorablement au cœur de l’être aimé tel un étrange nénuphar au fil de l’eau. La métaphore florale ne quittera plus la scène. Les morts non plus, car tout est bien qui finit mal.

Points forts

  • La montée en puissance de l’intensité dramatique, la psychologie disruptive voire chaotique assez bouleversante des personnages, jusqu’aux rôles dits secondaires. On est pris par l’atmosphère et l’intrigue dès les premiers mots de l’auteur jusqu’au dernier souffle de l’héroïne. L’émotion, voire un brin de nostalgie, nous gagne imperceptiblement
  • L’interprétation splendide, puissante, de certains acteurs masculins notamment : Ethan Oliel (Colin) en tête, solide et très présent d’un bout à l’autre,  mais aussi Chick, désarmant de naïveté, avec une mention spéciale pour l’inénarrable docteur Mangemanche, campé par le  très insolent mais sans remèdes Adrien Grassard, et pour la pianiste, Loue Echalier, qui joue juste et sert des cocktails si frais et harmonieux. Côté comédiennes, Alise (Claudie Russo-Pélosi) tient la rampe avec élégance. À savoir : chaque interprète joue plusieurs rôles et dans des registres différents : on danse, on chante, on joue de la musique… Belle énergie et beaucoup de talent !
  • La mise en scène sobre et spectaculaire à la fois, en particulier un curieux phénomène d’osmose entre la psychologie et les sentiments des personnages et le décor. La détresse de Colin entraine un rétrécissement des pièces, la lumière s’obscurcit, l’appartement, de luxueux devient pauvre. À d’autres moments le piano, instrument d’un blanc immaculé, toujours au premier plan, devient “piano bar“ et tient les premiers rôles, distribuant toutes sortes de cocktails en harmonie avec les différents morceaux d’Ellington. On croit deviner Vian avec sa trompette. Magique.
  • Et  bien sûr la mise en avant des néologismes et expressions jubilatoires inventés par Vian suivant toujours le même principe : prendre chaque mot chaque expression au pied de la lettre  ou dans son acception entière.  Exemple le fameux « passage à tabac… de contrebande »      On ne se lassera pas non plus de son culte  pour les métaphores, dont le nénuphar envahisseur cher au peintre est l’exemple le plus parlant et le plus émouvant. On est là comme dans le livre au comble de  la  poésie surréaliste

Quelques réserves

Il n’y en a guère si l’on admet quelques raccourcis par rapport à l’ouvrage initial de Boris Vian ; le résultat y gagne en légèreté et perd certainement l’intention et l’expression  du message politique et social de l’auteur. On prendra garde à la distribution en alternance n’ayant pu juger de la performance de l’autre partie de la troupe.

Encore un mot...

Un morceau d’anthologie surréaliste, une pépite de poésie très contemporaine où,  comme l’écrit Claudie Russo-Pelosi, l’amour tient le premier rôle « De ce monde chargé de menaces ne resteront plus que les dernières pétales ainsi que la fine mousse du torrent de la vie, cette écume laissée par la vague ». Un message arrivé trop jeune dans un monde trop vieux et sauvé des eaux par Raymond Queneau, autre magicien, et Jean-Paul Sartre.

Une phrase

« — Tu ne voudrais pas me donner une idée de la façon dont tu t’y es pris pour entrer en relations avec elle ? poursuivit Colin. 
— Eh bien… dit Chick, je lui ai demandé si elle aimait Jean-Sol Partre, et elle m’a dit qu’elle faisait collection de ses œuvres… Alors, j’ai dit : moi aussi… et, chaque fois que je lui disais quelque chose, elle répondait : moi aussi…, et vice-versa… Alors à la fin, juste pour faire une expérience existentialiste, je lui ai dit : je vous aime beaucoup, et elle a dit : oh ! — L’expérience avait raté, dit Colin. — Oui, dit Chick, mais elle n’est pas partie tout de même. »

L'auteur

  • Boris Vian écrivain, poète, parolier, chanteur, critique et musicien de jazz, est né en 1920 et a disparu en 1959. Signe particulier : ingénieur, diplômé de l’École Centrale, il est également trompettiste (il manie la trompette de poche dans un club de Saint Germain des Prés) et membre du Collège de Pataphysique. Écrivain surréaliste, il est influencé par le mouvement existentialiste. Il écrit dans Les Temps Modernes. On lui doit Vercoquin et le plancton (1946), L’écume des jours (1947), Et on tuera tous les affreux (1948), ou encore L’arrache-cœur (1953), en écho au fameux Attape-Cœur de J.D. Salinger, publié deux ans plus tôt.
  • En 1954 Boris Vian, l’insoumis,  écrit une chanson qui défraie la chronique, Le déserteur (censurée à l’époque  et à nouveau pendant la guerre du Golfe). Il rêvait d’habiter Saint Germain des Prés mais n’en avait pas les moyens. Il vivra à Montmartre dans un deux-pièces  véritable bric- à-brac, dans les combles du Moulin Rouge. Sa première femme, Michelle Marie Léglise a inspiré le personnage de Chloé. Vian écrit aussi (le sulfureux J’irai cracher sur vos tombes en 1946) sous le pseudonyme de Vernon Sullivan (pseudonyme inspiré de deux jazzmen américains).

Commentaires

Silvia Rossini
ven 28/07/2023 - 08:31

Un spectacle magnifique, artistes époustouflants, j'avais envie de le revoir encore et encore.
Excellente performance, j'ai adoré.

Rannou Pascal
sam 20/01/2024 - 14:33

Ce spectacle énergique et festif, original, très bien joué, suscite de ma part quelques réserves. En effet, il devrait s’intituler « Variations sur L’Écume des jours et les chansons de Vian », car la part octroyée aux chansons est très importante : une dizaine au moins. Or, les chansons de Vian n’ont pas du tout le style de ses romans (dont j’exclus les Vernon Sullivan) et nouvelles. Leur texte (sauf celui du "Déserteur") me paraît très daté, les mélodies aussi, et n’ont rien en commun avec l’écriture déroutante et le monde à géométrie variable de L’Écume. De plus, elles sont ou se veulent drôles (sauf "Le déserteur"), ce qui n’est pas le cas de L’Écume, sauf au début. Encore s’agit-il d’un comique absurde, onirique, moins réaliste ou lourdingue que celui des chansons : que vient faire "Fais moi mal, Johnny" dans "L’Écume des jours" ? De fait, la dimension tragique du roman n’apparaît pas : je n’ai pas été ému, ce que j’ai été en 85, lors d’une autre version théâtrale de ce roman (mais j’étais jeune...). L’intervention très bien jouée de Mangemanche m’a paru trop longue : elle fait bien 20mn... Et ce personnage n’est pas aussi tranche-montagne et déjanté dans le roman. A « farcir » le roman de chansons et d’ajouts (dont le dernier poème, très beau mais pas de Vian : faudrait le dire, alors), le roman disparaît : plus grand-chose n’est présent de ce qui fait l’originalité de Vian : son écriture, qui crée en grande partie son univers. Et le côté tragique du roman disparaît: j'ai vu des spectateurs amusés, distraits, contents... mais pas émus, ni bouleversés. Cela n'ôte rien à la qualité et au talent des comédien(ne)s, ni à la saveur du spectacle.

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