Le mage du Kremlin
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Thème
Présentée en plusieurs tableaux reflétant des épisodes-charnière, la pièce s’attache au personnage de fiction imaginé par Da Empoli : un communiquant entré au début des années 2000 dans l’entourage proche de nouveau président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, via le puissant oligarque Vladimir Berezvosky.
Spin doctor du pouvoir, Vadim Baranov participe à la métamorphose d’un responsable du contre-espionnage apparemment sans grand relief en successeur de Boris Eltsine, le charismatique fossoyeur de l’URSS manifestement dépassé par la tâche qui lui incombait, à savoir combiner puissance et liberté dans une Russie dégagée du régime soviétique au fil des années 1990.
Mais assez rapidement, Poutine échappe à ses “créateurs“, quand il ne se retourne pas contre eux…
Mis sur la touche et à la retraite, Baranov n’a plus que ses yeux pour pleurer et tout le temps pour nous raconter comment fonctionne le pouvoir dans la Fédération de Russie.
Points forts
Le courage louable de s’attaquer à des sujets du temps présent, et des plus sensibles, ce qui conduit à aborder sans fard des questions qui ont leur place dans le débat public :
certes l’exercice du pouvoir et ses coulisses, d’Eltsine à Poutine…
mais aussi le rôle discutable et décisif des USA qui, de Bill (Clinton) à Barack (Obama) en passant par Bush, agirent plus - sur et autour de la Russie - pour en affaiblir la puissance que pour y favoriser sa stabilisation dans un régime plus démocratique et libéral.
L’interprétation dynamique d’Hervé Pierre en Vladimir Berezovsky (1946-2023), homme d’affaires et d’influence auprès d’Eltsine, dont il organisa l’improbable réélection en 1996, avant de lui trouver un successeur en la personne de Vladimir Vladimirovitch Poutine. On lui associera Karina Beuthe Orr, en collaboratrice dévouée de ce dernier et voix d’une certaine Russie.
La facilité des comédien-ne-s à passer du français au russe, ce qui donne un cachet d’authenticité à cette fiction.
Quelques réserves
Une fois tout ceci posé, que de déceptions au regard des promesses contenues dans cette adaptation et quelle purge, par les moustaches de Staline !
Passe encore sur le décor assez tape à l’oeil, plus plateau télévisé qu’intérieur de datcha, réhaussé par les inévitables (mais en pareil cas, comment s’en passer ?) écrans, assortis d’éclairages en flashs violents extrêmement agressifs lancés à intervalles réguliers (des fois que l’on ait pas compris le poids de la séquence achevée ?).
Les directions données aux comédiens peuvent laisser perplexe :
Vadim Baranov (Philippe Girard) beugle ses sentences (voir plus bas) d’une belle voix certes, mais sur un ton pleurnichard et un mode incantatoire vite lassants ;
le journaliste Pierre Barthélémy (Stanislas Roquette), quoique fin lecteur de Zamiatine, inflige à son interlocuteur des relances aussi crétines (il est vrai qu’il est français…) que téléphonées (« Je peux vous demander ce que vous pensez du pouvoir ? », « à votre avis, comment ça va se finir tout ça ? »)… de sorte qu’on appréhende un « Et Dieu dans tout ça, Vadim Baranov ? » non sans raison (il exaucera, hélas, notre appréhension) ;
la troupe de “punks à chien“ excités tenant lieu de « loups noirs », et qui viennent bordéliser la datcha de Baranov, parlent en mode “racailles du 9-3“…
Et surtout le texte tiré du roman à succès et son adaptation théâtrale sont d’un didactisme à pleurer :
les personnages, à quelques rares exceptions, déclament des tirades (sur l’argent, le pouvoir) pouvant tenir lieu de cours magistraux en amphithéâtre ;
certain-e-s le “rapent“, mais cela ne vaut guère mieux, tant le sampling de Pastime paradise (St. Wonder) mêlé à des paroles peu compréhensibles méritent une balle dans la nuque dans les sous-sols de la Loubianka.
On est donc vite accablé par cette accumulation de développements sur la Fédération russe de l’époque, qui n’évite aucun des traditionnels “ponts aux ânes“ sur la “Russie éternelle“, son “âme“ et son désir de tsar tenant lieu d’analyse politique, sur fond de « Plaine, ô ma plaine ».
L’histoire d’amour lourdement métaphorique (circulation du pouvoir et des sentiments, puisque la jeune journaliste était la maîtresse de Khodorkovski, un oligarque déchu et emprisonné dix ans par Poutine) entre Vadim et sa femme Ksénia nous laisse vite indifférents, de même que la scène tire-larmes entre Berenov et sa fille par écran interposé, la petite fille incarnant les espoirs fondés sur la Russie de demain (tout le monde suit ?)…
Ce soir-là, après les applaudissements - polis et d’usage en pareil cas - le public sort du spectacle en poussant un “ouf“ de soulagement, regrettant peut-être de n’avoir pas emporté son matériel pour prendre des notes…
Encore un mot...
- Il y avait vraiment matière à faire plus subtil sur les sujets (la Russie, ses dirigeants, sa puissance), et pratiquement aucun des écueils d’une adaptation lourdingue n’a été évité, comme en témoigne l’évocation ou le défilé sur scène des personnalités influentes de l’époque, tel le “national-bolchévique“ Limonov (bien plus intelligemment traité par E. Carrère dans son roman éponyme) ou encore Evgueni Prigojine, encore chef des milices Wagner, assez cocassement interprété par Jean Alibert et rencontré dans un cimetière orthodoxe (tout le monde a bien saisi l’allusion, ou faut-il la refaire ?).
Une phrase
Quelques puissants aphorismes de Vadim Baranov :
- « La Russie n’est pas un pays comme les autres. »
- « La vie est une maladie mortelle. »
- « Un KGB sans Parti communiste, c’est une organisation de mafieux. »
- « Personne ne semble comprendre la gravité de la situation. »
Ksénia s’en sort un peu mieux : « On ne guérit pas de ses plaies en se léchant avec une langue de bois. »
L'auteur
Giovanni da Empoli, né en 1973 en France mais d’origine italo-suisse, exerce dans le milieu du conseil politique, tout en enseignant auprès des étudiants et en animant le think tank Volta.
Il est l’auteur en 2022 du Mage du Kremlin qui, avec 600 000 exemplaires vendus, a frôlé le Goncourt.
Avant cela, il s’était fait connaître dès 2019 avec Les Ingénieurs du chaos, un remarquable essai analysant, exemples à l’appui, les menaces que constituent les data utilisées par les forces politiques “illibérales“ pour dévoyer les démocraties et se substituer à elles.
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