
Le Funambule
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Thème
L’homme en manteau de laine s’adresse au jeune funambule en arpentant la piste délabrée et mangée par le gazon d’un cirque à l’abandon. L’homme parle, le jeune homme ne le voit pas, ne le touche pas et suit avec une grâce inquiète son propre chemin boitillant jusqu’au fil, jusqu’à la prouesse et la chute.
Méditation sur ce que veut dire danser sur un fil dans la lumière, ce qu’est ce défi lancé à la pesanteur, au vertige, au bon sens, pour s’inventer une image de soi, le Funambule interroge l’art du fil, ce moment ou, comme à la guerre, comme dans la corrida et dans la poésie on ne peut pas tricher.
Mais il s’adresse aussi au spectateur : que peut bien signifier d’aller voir un acrobate, quelqu’un qui prend tous les risques jusqu’à la chute, la mort ? Le spectateur vient-il assister à l’apothéose d’un artiste ? Gardera-t-il en mémoire l’image que l’artiste voulait dessiner pour lui ? Redoute-t-il le moment de la chute, l’attend-il ? Aura-t-il seulement le courage de ne pas fermer les yeux au moment fatal ?
Points forts
De beaux moments de texte, entre lyrisme et prosaïsme, Genet excellant à dépasser l'anecdote personnelle pour enflammer la phrase et ouvrir des voies lumineuses hors de la pensée commune.
La mise en scène est dynamique et délicate - les gestes retenus qui caressent à distance, le projecteur porté qui suit le funambule sur son fil - sans emballement, sans faire écran au texte.
La qualité de jeu des deux interprètes et du musicien. La belle voix basse et retenue de Philippe Torreton, ses accès de bonhomie, le corps de l’acrobate d’une éloquence intense et émouvante.
Quelques réserves
Etre Genet n’empêche pas toujours l’écrivain de proférer des banalités. Rien de maléfique dans ce texte, pas de révolte, mais un propos au pédagogisme parfois assez convenu et presque fade, alourdi par le ton quelque peu déclamatoire adopté par Torreton.
On peut être gêné par la manière dont l’édification se mêle ici à la tendresse et au désir. Un homme mur de 46 ans, écrivain célèbre et admiré certes, mais qui ne pratique ni le cirque, ni le fil se fait le professeur de cirque, de fil et de vie d’un jeune homme (Abdallah avait 18 ans), forcément ignorant (Abdallah était analphabète), forcément démuni (Abdallah venait d’un bidonville).
Ce Pygmalion moderne qui façonne sa créature comme on écrit un poème, n’est pas sans beauté, mais il semble aussi un peu daté en 2025. Genet ne dérange plus pour les mêmes raisons : il s’agit désormais de considérer aussi la possible toxicité d’une relation forcément dissymétrique, entre le créateur et la créature.
La montée en puissance de la composition chorégraphique, ébréchée du reste par l’inutile parole prononcée par le funambule, en estompe un peu la surprise.
Il faut dire aussi à quel point l’excès de musique, ici assez strictement ornementale, souvent trop forte et qui couvre alors presque la voix, nuit à la puissance du spectacle.
Enfin, on peut estimer que le décor de vieux cirque abandonné “littéralise“ à l’excès l’injonction à la saleté, à la pauvreté.
Encore un mot...
- Spectacle-hommage à Abdallah Bentaga, adresse d’amour dénuée de la colère qui emplit d’ordinaire les textes de Genet, même si ce qui l’intéresse dans le cirque c’est la cruauté, le Funambule tient le milieu entre le poème d’amour et le texte d’initiation, à la manière des Lettres à un jeune poète de Rilke ou même des Nourritures terrestres de Gide.
Une phrase
« Que ta solitude, paradoxalement, soit en pleine lumière, et l’obscurité composée de milliers d’yeux qui te jugent, qui redoutent et espèrent ta chute, peu importe : tu danseras sur et dans une solitude désertique, les yeux bandés, si tu le peux, les paupières agrafées. Mais rien […] n’empêchera que tu ne danses pour ton image. Tu es un artiste – hélas – tu ne peux plus te refuser le précipice monstrueux de tes yeux. Narcisse danse ? Mais c’est d’autre chose que de coquetterie, d’égoïsme et d’amour de soi qu’il s’agit. »
« S’il rêve lorsqu’il est seul et s’il rêve à lui-même, probablement se voit-il dans sa gloire. Et sans doute, cent mille fois il s’est acharné à saisir son image future, lui sur un fil un soir de triomphe. »
L'auteur
Pensionnaire pour une courte durée du "bagne pour enfants" de Mettray, habité par une fascination pour le corps masculin qui hante son œuvre, Jean Genet a été le poète maudit de l’après-guerre.
En 1955, il rencontre un jeune acrobate Abdallah, avec qui il vit une histoire d’amour. Publié en 1958 aux éditions L’Arbalète, Le Funambule est un long poème d’amour en vers libres, hommage au jeune artiste. La coïncidence de cette histoire d’amour - qui s’achève avant le suicide du jeune homme - avec un moment de grande fécondité pour l'écrivain (c’est au cours de ces années qu’il écrit Le Balcon, les Nègres, les Paravents) suscite le soupçon. Tout homme qu’il était, Abdallah n’en fut pas moins la muse de Genet, une muse abandonnée avec l’extinction du désir. Et qui se suicida en 1964, à l’âge de 27 ans.
Abdallah est le sujet d’un roman de Rémi David Mourir avant que d'apparaitre (2022) qui a voulu sortir le funambule de l’ombre et de l’oubli qui sied aux muses.
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