Le Bord
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Thème
Le Bord ? Titre incongru et qui interpelle. Comprenez "Au Bord du gouffre", ce gouffre qui s'installe insidieusement entre les générations et s'amplifie jusqu'à devenir abyssal. Thème maintes fois rebattu, direz-vous, mais qui, ici, prend un relief très tourmenté, très original, à la fois percutant comme un coup de poing, et tristement "émouvant" comme Charlot dans les temps modernes - les mots en plus.
Premier tableau, une rue quelconque, une nuit sombre et inquiétante. Un homme couché, vieil ivrogne, totalement immobile, est-il mort ... est-il simplement inconscient ? Un jeune homme, Ron, survient, butte, retourne ce faux mort dans tous les sens, plein de compassion et de bonne volonté mais sans résultat. Puis tout le monde disparait.
Deuxième tableau, le jeune homme rentre chez lui, chez sa maman, en fait. Il s'apprête à faire son baluchon pour partir au bout du monde dans la nuit. Pleurs et déchirements. Courage d'une mère, veuve et abandonnée, jeune homme ambigu et énigmatique en mal d'émancipation et de liberté.
Troisième tableau, l'ivrogne débarque sans crier gare, claudiquant et menaçant, ridicule, grotesque mais... vindicatif : on lui a volé son portefeuille. Devinez qui ? Ce portefeuille de SDF, que l'on croit vide, est-il caché quelque part ? Mais où ?
Mais en réalité, c'est d'un tout autre vol , d'un autre dépouillement dont il s'agit... la métaphore est totale, soudaine, conceptuelle et atemporelle.
Points forts
1 L'interprétation
L'Etranger, joué par Yves Gourville, est formidable de présence et d'engagement physique, dense, humain, clairvoyant, enraciné dans le sol de la cuisine ("je ne partirai pas d'ici") comme dans ses certitudes. C'est un monument de cynisme, avide de revanche contre les jeunes, égoïstes et sans vergogne, prompts à dépouiller les "anciens". En même temps et paradoxalement, il s'efforce de voler au secours d'une certaine jeunesse à la dérive ; son ridicule touche au sublime. La scène de déguisement "clownesque" notamment avec les "fringues" de Ronnie, sous les yeux de la Maman, est d'une drôlerie géniale. C'est du grand art, de la veine d'un Harry Baur, d'un Groucho Marx ou encore une fois d'un Charlie Chaplin.
Excellente également, la Maman, dévastée et tourneboulée, mais qui, femme forte, tient la dragée haute à cet "Etranger" alcoolique et effrayant. Elle l'amadoue et entame avec lui, insidieusement, les prémisses d'une histoire tendre et émouvante, promesse d'une aube sentimentale totalement décalée venant se substituer peu à peu à un amour maternel déçu.
2 Le texte
Vif, tranchant, moderne, sans afféteries... et plein d'un humour frais et grinçant à la fois, anglais comme l'auteur et, pardonnez ce gros mot, "intergénérationnel" (de la génération Y voire Z aux papy boomers...) puisque, comme nombre de pièces d'Edward Bond, Le Bord a d'abord été "performé" dans les lycées et collèges. Oui, on est tous concernés par les pièges et les questions les plus douloureuses de la vie puissamment traduits dans le verbe et la gestuelle des 3 protagonistes de ce drame très actuel.
3 La salle
Tellement originale, tellement chaleureuse, tellement vivante. Les spectateurs participent pleinement sur le plancher même de la scène de ce chalet tout de bois ou tout en haut de quelques gradins de montagnard. Le spectateur-acteur, c'est en effet la vision et le credo du metteur en scène Jérôme Hankins, au plus près du vrai. La salle vibre et réagit.
Quelques réserves
(Critique entendue très rarement au théâtre) : trop court (1h05), beaucoup trop court !
Encore un mot...
Courrez-y vite avant que le Studio de l'Epée de Bois ne soit rempli à Ras Bord !
Suggestion : les matinées (16h 30) du samedi, pour les enfants (ou les ados)... et pour les discussions avec le metteur en scène
Une phrase
Ou plutôt deux:
- L'Etranger : "T'as volé mon portefeuille ! Dépouillé ! Même si tu ne l'as pas fait, ça ne change rien. Tu peux pas te défiler comme ça. Toute ma vie, tu m'as dépouillé. Tout ce que je n'ai jamais eu, on me l'a volé ! Toujours. Vous les jeunes vous prenez tout ! J' bossais bien ! Plaire au patron ! Alors un gosse se pointe - dit : "Papy a fait son temps, tient plus le rythme" et... chuis viré!
- Et puis, le dernier mot de la pièce revenant à l'ivrogne , seul en scène: "Je mourrai dans son lit" !
L'auteur
Edward Bond, auteur anglais, est né en 1934 dans une famille ouvrière du nord de Londres. Il a écrit plus de trente pièces dont certaines ont défrayé la chronique, telles SAUVES et EARLY MORNING, ou même ont été censurées par la Couronne Britannique. Grâce à quoi, la censure théâtrale fut abolie en Grande Bretagne en 1968.
Au cœur de son talent d'auteur, une idée fixe : les problèmes de société, et un fil conducteur : l'avenir de la jeunesse... en reconstruction. Eclectique, il compose des livrets d'Opéra et écrit des scenarii ("Blow up" d'Antonioni, c'est lui). Penseur original et engagé, il a développé une vaste réflexion sur l'art théâtral avec notamment sa théorie des 3 cerveaux, le troisième, "le cerveau de bois", étant le plateau du théâtre lui même, se superposant au cerveau - spectateur et au cerveau- acteur.
Selon lui, l'art dramatique est vital pour l'avenir de l'homme. Le théâtre a même, pour E. Bond, un rôle moteur "dans les premiers efforts conscients du nouveau né". En un mot "l'acteur crée la vie" écrit- il. Comment ne pas être d'accord ?
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