La seconde surprise de l’amour
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Thème
• La Marquise est moribonde, et le Chevalier tout chaviré de chagrin : tous deux sont sortis du « marché des amants » en raison, l’une du deuil précoce de son époux tant aimé, l’autre de l’entrée de sa chère Angélique au couvent.
• Dans une scénographie simple (deux perrons se faisant face, séparé par un bassin, une arrière-scène en décor végétal peint), les deux personnages vont déployer toutes les ressources du langage, mais aussi de la sincérité, pour démontrer qu’il est possible de retrouver l’amour malgré des peines apparemment inconsolables.
Points forts
• En premier lieu, la qualité de cette langue merveilleusement maniée par Marivaux, qui donne parfois le vertige, par sa capacité tour à tour expressive et dissimulatrice. Les deux « rivaux en amour » (pour reprendre la formule du poète Michel Deguy) pratiquent le duel à fleuret moucheté, et, au nom de « l’amitié » qu’ils se jurent, ils jouent merveilleusement à cache-cache avec l’amour durant presque deux heures, sur fond de paradoxes, arguties, prétextes, de faux-semblants, de volte-face en cascade.
• La virtuosité du verbe atteint un tel degré que les protagonistes s’emberlificotent et, étourdis par leur propre langage, semblent parfois ne plus trop savoir où ils en sont de leurs sentiments, tellement ils ont poussé loin les ressources de leur parole et de leur argumentation. C’est pourquoi le Chevalier s’écrie : « Je m’y perds, madame, je n’y comprends plus rien ! », et que la Marquise répond, en écho : « Le Comte m’aime, je lui ai dit qu’il ne me déplaisait pas, mais où ai-je donc été cherché tout cela ? ». L’égarement des sentiments n’a d’égal que celui des paroles, et l’on se demande lequel des deux détermine l’autre.
• Des comédiens se montrent plus qu’à la hauteur de leur personnage : Pierre-François Garel, tout d’abord, qui exprime à merveille les ressources insoupçonnées que la détresse procure au Chevalier. Il y a ensuite et surtout Suzanne de Baecque, qui transcende le rôle de la suivante Lisette par sa gouaille et une présence dégingandée, désarticulée, déroutante et décisive quant à l’économie générale du spectacle. Elle parvient à sortir son rôle de l’époque où il fut écrit pour le rendre totalement contemporain. Chacune de ses apparitions apportant son lot de surprise, elle suscite peu à peu l’attente fiévreuse du public et, combinée à la vivacité de Lubin, donne à la pièce des respirations et des éclairs comiques bienvenus au milieu des escarmouches triangulées entre la Marquise, le Chevalier, et le Comte.
Quelques réserves
• C’est moins une réserve qu’un risque, induit par l’apparente sophistication de l’écriture marivaldienne : à un certain degré d’accumulation des subjonctifs passés et des tournures de l’époque, « il appert » que l’entendement du spectateur du XXIe siècle risque la saturation, voire le décrochage. Reste que les comédiens s’emploient et parviennent à transmettre le plus clairement possible un texte fort « piégeux » si l’on ne prend garde à sa diction.
• On se demande bien si et pourquoi Alain Françon a donné consigne au pédant - mais tout de même fort savant - Hortensius d’adopter un accent parisien, du moins fort traînant, et au Comte, déguisé en bellâtre avantageux et gominé, d’imiter la mastication du marshmallow à force de détacher les syllabes, à grands renforts d’effets de mâchoire...
Encore un mot...
• On pourrait a priori se sentir peu concerné par le propos et la situation développés par Marivaux, et se contenter de voir dans cette pièce un embrouillamini de manigances un peu vaines, de jeux de l’amour et de l’esprit servis par des affèteries de langage. Or La Seconde surprise de l’amour ne devrait pas régaler que les agrégés de grammaire ou les nostalgiques de ce « bel esprit » traité par Patrice Leconte dans son remarquable Ridicule (1996).
• Dans ce film comme dans la pièce, situés aux deux extrémités du 18e siècle, c’est tout un système de représentations au sein de l’élite qui se met en place derrière ces joutes verbales. À l’époque de Marivaux, dans le premier tiers du 18e siècle, la vie de Cour n’a pas cessé en dépit du décès du Roi soleil, et son enjeu central reste la « considération » - c’est-à-dire l’opinion, l’estime que l’entourage se fait de tel ou tel - qui compte au premier chef. Raison pour laquelle la Marquise peut déclarer, et pas seulement par amour-propre : « Je ne veux point me marier, mais je ne veux pas qu’on me refuse. » et surtout que cela s’apprenne...
• Il y a là des considérations sur « l’importance de bien régler sa conduite » qui dictent bien des comportements, privés et surtout publics, affichés de nos jours dans des sociétés où l’apparence – on dit à présent « image » - ne compte pas moins qu’au début du XVIIIe siècle.
Une phrase
Ou plutôt trois, qui résument assez bien les principaux protagonistes :
Lisette (sarcastique, mais consolatrice) : « Tout est perdu ? Vous me faites trembler ! Est-ce que tous les hommes sont morts ? ».
Le Chevalier (perplexe) : « Je n’aurais jamais cru que l’amitié allât si loin... »
La Marquise (lucide) : « Il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. »
L'auteur
• Marivaux (1688-1763) est issu d’une famille de petite noblesse, s’essaie à toutes sortes de genres (romans, poèmes, chroniques) avant de donner sa première pièce, L’amour, en 1720. Il se fait connaître avec La Surprise de l’amour (1722), et sa réputation ne faiblira pas jusqu’à la dernière de ses œuvres caractéristique de cette « métaphysique du cœur » (synonyme de « marivaudage »), Les Fausses confidences (1737). On lui doit aussi des pièces plus orientées vers l’utopie, telles que L’ïle aux esclaves (1725) ou encore La Colonie (1729).
• Il est assez étonnant, compte tenu de sa valeur, d’apprendre que La Seconde surprise, souvent éclipsée par le succès de la première, ne fut vraiment redécouverte qu’au début du XXe siècle, puis à partir de 1959, à l’initiative de Roger Planchon. La présente version a été créée en septembre 2021 au Théâtre du Nord.
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