Entre Chien et Loup, d’après Dogville de Lars von Trier
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Thème
• Au début du spectacle, Tom explique à la salle que la troupe est engagée depuis quelque temps dans une réflexion sur « l’acceptation ». Afin de mener cette réflexion, ils ont décidé de réaliser un film inspiré de Dogville (Lars von Trier, 2003) et d’essayer d’en changer la fin.
• Arrive alors sur scène Graça, avatar de Grace, la fugitive de Dogville. Elle joue le rôle de l’étrangère, fuit la dictature de son pays et espère être acceptée dans le village de montagne qui la cachera.
• Sa présence doit questionner l’attitude des villageois et de la troupe, pointer les limites, et tous doivent trouver en eux-mêmes et ensemble comment « changer ». Entre fiction et réalité, réussiront-ils à monter un film capable de changer le monde ?...
Points forts
• Lars von Trier empruntait au théâtre en filmant ses acteurs sur un plateau unique où les traçages au sol définissaient les différents espaces d’un décor minimal. Entre Chien et loup met Dogville en abyme, reprend le même principe scénographique et emprunte au cinéma une caméra qui projette en live sur un écran géant les déplacements des comédiens et leurs expressions, images live auxquelles viennent se mêler des images pré-enregistrées. Ce dispositif n’est pas révolutionnaire, mais il accentue l’émotion en zoomant sur les visages, et en démultipliant les points de vue.
• Le jeu sur fiction/réalité, comédiens/personnages et théâtre/cinéma est au cœur de la démarche. À plusieurs moments clés, Tom et Graça, les deux « leaders » du film en cours, s’adressent au public, s’interpellent l’un l’autre sur la direction à suivre, sur l’intérêt de poursuivre l’expérience, la violence d’une séquence que Graça refuse de jouer, l’obstination de Tom à aller jusqu’au bout. L’idée est de troubler le public en le maintenant sur la frontière entre niveaux de réalité.
• Les comédiens sont excellents, et Julia Bernat, actrice fétiche de C. Jatahy, est réellement époustouflante. Elle est l’étrangère qui se croit sauvée et se jette en fait dans un piège où elle subit des formes d’exploitation de plus en plus violentes, au sein d’une communauté qui dévoile ses rapports de force internes. En effet, Tom confisque la parole, les femmes sont réduites aux basses pulsions de la jalousie et de la méchanceté, les hommes dirigés par leur désir brut. Chez J. Bernat, l’exilée en passe de devenir esclave et objet, aucune emphase superflue ; ses regards, ses sourires, la gaucherie de son corps, la montée de sa colère et son jeu d’animal pris au piège qui sort ses griffes suffisent à faire comprendre l’inconfort absolu de l’étranger exclu.
• Évidemment, le sujet de la pièce ne peut que toucher en ces années où les flux de migrants posent de manière aigüe la question de l’Autre, et où les extrêmes rôdent. C’est révoltée d’être empêchée de travailler dans son pays (le Brésil) et inquiète d’y voir monter l’extrême-droite, que C.Jatahy a créé cette pièce et demande : pourquoi répétons-nous l’Histoire, en connaissance de cause et malgré le passé ? Pourquoi déshumanisons-nous l’étranger ? Est-il possible de changer ?
Quelques réserves
Ayant vu Dogville, j’avoue humblement n’avoir pas été convaincue par le dialogue voulu par la metteuse en scène entre la pièce et sa référence cinématographique. L’ensemble est didactique, les moyens formels ne sont pas nouveaux (une caméra et un écran géant sur le plateau), et ne pas livrer de fin au motif, dit C.Jatahy : qu’il faut laisser le spectateur développer sa réflexion par lui-même, peut trahir une facilité théorique.
Encore un mot...
Si l’on oublie Dogville, ce film extraordinaire bien difficile à revisiter, Entre Chien et Loup est un bon spectacle, joué avec intensité par une communauté de comédiens talentueux, emporté par une Julia Bernat habitée, et ancré dans une problématique poignante, à la fois intemporelle et très actuelle : l’acceptation de l’autre ou sa déshumanisation.
Une phrase
Tom : « On a commencé à se réunir il y a huit mois autour du concept d’acceptation. Acceptation de l’autre, de ce qui vient de l’autre, de notre solidarité envers l’autre (…) Nous allons filmer et essayer de ne pas répéter la même histoire, ni la nôtre ni celle du film qui nous inspire. »
L'auteur
• Christiane Jatahy, née à Rio de Janeiro, est auteure, metteuse en scène et cinéaste. Son travail consiste à interroger le monde en articulant divers genres artistiques, en l’occurrence théâtre et cinéma, et le rapport entre fiction et réalité.
• Elle a ainsi créé Julia, adaptation de Mademoiselle Julie de Strindberg, What If They Went To Moscow à partir des Trois Sœurs de Tchekhov, et La Forêt qui marche librement adaptée du Macbeth de Shakespeare. En 2017, toujours dans la même démarche et à la demande de la Comédie Française, elle a créé La Règle du jeu, inspirée du film de Jean Renoir.
• Associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, elle vient de recevoir à Venise le Lion d’Or 2022 pour l’ensemble de son travail.
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