DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON
Musique : Tchéky Karyo
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Thème
- Un monde sans désir est un monde en perdition. Or nous sommes tous en manque de désir. Dans un univers froid et calculateur, il n‘y a plus de place pour le rêve ni pour l’évasion ni même pour l’espoir. Dans notre système d’auto destruction brutal et mécanique où nos étonnements et émerveillements sont bâillonnés, l’homme solitaire et sans désir se noie. Le monde entaché par le meurtre originel (on croise ici Abel et Caïn) court à sa perte, telle est la thèse de Bernard-Marie Koltès.
- Sur scène, deux hommes s’affrontent. Du haut de sa montagne, le premier questionne sans relâche le second, qui psalmodie ses souffrances, comme enchainé et trainant son boulet, un pied bloqué fixé à un rail. Ils se parlent sans se voir, sans se comprendre. Ils sont au milieu du chaos. Tout grouille, l’orage gronde, des bruits étranges, énormes, sortent des entrailles de la terre et s’interposent dans les longs monologues. Des animaux grognent, l’eau ruisselle…
- Puis très vite, nous retrouvons certaines des allégories préférées de Koltès. Allégorie biblique d’abord. Dieu demande en Araméen à Caïn où est son frère Abel : « La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi ». Soudain, ce n’est plus une rivière d’eau qui circule sur la scène mais de sang ! Caïn s’incarne dans l’un des deux personnages qui est aussi et surtout le “Dealer“, un commerçant qui poursuit son client dans l’espoir de lui vendre quelque chose pour assouvir ses envies, ses désirs. Va-t-il y parvenir ? On en doutera tout au long de cette pièce métaphorique. « Mon désir, s’il en est un, si je vous l’exprimais, brûlerait votre visage et vous vous enfuiriez comme un chien qui court si vite qu’on n’en aperçoit pas la queue » rugit le client acculé. Vous l’avez peut- être deviné : nous sommes en Enfer, sur les bords du Styx, harcelé par le passeur Charon, seul, désarmé et sans désir. Cri final du “Client“ : « Il n’y a pas d’amour ! »
Points forts
- La langue de Koltès, tranchante, directe sans fioriture aucune, et pourtant très imagée. Le texte, à mi-chemin entre onirisme et réalisme, exprime parfaitement la rivalité psychologique des deux personnages, la tension dramatique et le basculement du rapport de force entre le Dealer et son Client.
- Ainsi le choc sémantique provoqué par l’utilisation du terme « licite » et de son contraire (« illicite »), termes utilisés ici fréquemment, mais sur d’autres registres que celui habituellement convenu. Il va s’agir, par exemple, d’horaires licites ou d’espaces illicites et non de trafic de substances. Mais le mal est le même : on est bien, ici aussi, en face d’un Dealer (qui trafique les âmes).
- La dialectique du commerce formulée par le Dealer, très intéressante pour un praticien contemporain, est véritablement implacable : « Plus le vendeur est correct, plus l’acheteur est pervers. Tout vendeur cherche à satisfaire un désir qu’il ne connait pas encore, tandis l’acheteur soumet toujours son désir à la satisfaction première de refuser ce qu’on lui propose » (page 28 ed. Minuit)… une formule à inscrire en lettres d’or dans une bible du marketing.
- Un grand rôle : celui du Client, interprété par un Xavier Gallais dramatiquement humain.
- Bravo aussi à la mise en scène et aux décors d’Enki Bilal. Beaucoup de trouvailles artistiques visuelles ou sonores émaillent la nuit profonde, et restituent un univers fantastique digne des bandes dessinées les plus noires. Les animaux grondant ou sifflant (serpent tentateur) sont vivants sur scène .La pluie nous transperce, le rocher immense (mont Sinaï ?) d’où domine le Dealer est impressionnant … sans parler du “bain de sang“ mutuel mais pacifique des protagonistes. Fort heureusement, le sang qui inonde les corps est noir… comme le reste.
Quelques réserves
- Trop long, trop lent, trop emphatique. Or Bernard-Marie Koltès disait « Il faudrait jouer tout mon théâtre avec un besoin urgent » (« avec une envie de… » plus exactement). Il ne semble pas que Kristian Frédric ait suivi la leçon du Maître : chaque monologue est interrompu et suivi par trois ou quatre coups de tonnerre, ou des grognements d’ours brun. Pendant deux heures c’est épuisant. Et comme chaque intervention dure plusieurs minutes sans répondre au monologue précédent, on finit par perdre le fil.
- La primauté du texte par rapport aux effets d’une mise en scène spectaculaire chère à Koltès est ici battue en brèche par le travail conjoint de Frédric et Bilal.
Encore un mot...
Cette pièce est réputée la meilleure de Koltès, “un chef d’œuvre“ dirent certains. En tout cas nombre de thèses ont été produites sur la pensée (et les idées fixes) de cet auteur français et rimbaldien, l’un des plus joués dans le monde : radicalité, incommunicabilité et solitude de l’homme, culte de la nuit .
Une phrase
« Dites-moi donc, vierge mélancolique, en ce moment où grognent sourdement hommes et animaux, dites-moi la chose que vous désirez et que je peux vous fournir, et je vous la fournirai doucement, presque respectueusement, peut-être avec affection. » (le Dealer)
L'auteur
- Bernard-Marie Koltès nait à Metz en 1948. Après un séjour à New York, il s’installe à Strasbourg, à 20 ans. Il assiste à une représentation de Médée de Sénèque avec Maria Casarès : c’est le coup de foudre.
- Très inspiré par Dostoïevski, il écrit entre 1970 et 1973 ses premières pièces : Les Amertumes, La Marche, Procès Ivre. Sa carrière d’auteur se développe avec le metteur en scène Patrice Chéreau qui va monter pratiquement toutes ses pièces entre 1979 et 1987.
- En 1981, la Comédie Française lui commande une pièce, qui deviendra Quai Ouest. En 1987 La Solitude des Champs de Coton est créée par Patrice Chéreau, puis ce sera Le Retour au Désert au Théâtre du Rond-Point. Autres œuvres : Combat de Nègre et de Chien, La Nuit juste avant les Forêts, et finalement Roberto Zucco. Pour Koltès : « La vie est une petite chose minuscule, c’est la chose la plus futile. » Pour sa part, il tire le rideau à quarante et un ans.
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