Voyage d'hiver

Concentré d'angoisse et magnifique écriture
De
Jaume Cabré
Editions Actes Sud - 291 pages
Notre recommandation
3/5

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Thème

Jaume Cabré signe quinze nouvelles empreintes de tristesse, de désespoir et d’ironie, mettant toujours en scène des personnages à contre-courant du monde dans lequel ils vivent.

Il s’agit notamment d’un pianiste dépressif décidant de réinterpréter radicalement l’œuvre de Schubert en suscitant l’incompréhension de son public; d’un enfant rescapé de Treblinka dans des conditions perverses et atroces, devenant un meurtrier impitoyable; ou d’une mère courant au suicide après la mort de son fils handicapé mental envoyé au front. 

Ces histoires se déclinent souvent sur fond de sadisme, de bêtise et de rires grinçants de personnages secondaires ne comprenant rien à l’égarement des protagonistes, n’entendant pas leurs paroles, n’appréhendant jamais leur avenir et se méprenant toujours sur le sens de leurs actes.

Points forts

- Des descriptions fines et justes des sensations tactiles, visuelles, auditives, notamment lorsqu’il s’agit de musique classique. À cet égard, on sent l’auteur habité par la propre musicalité de son écriture, que le lecteur ne peut goûter parfaitement, peut-être, dans cette œuvre traduite d’une langue étrangère. Mais cette musicalité se ressent, notamment, dans les échos qui façonnent le choix de l’agencement des nouvelles, échos qui se perçoivent nettement entre la première et la dernière. De toute évidence, l’écriture est travaillée, réfléchie, avec un tel soin apparent qu’elle appelle une lecture attentive, presque religieuse.

- On sent dans les textes cette patte des grands écrivains ou poètes capables d’esthétiser avec brio la cruauté, la boue et le sang. La nouvelle intitulée « Ballade », par exemple, se lit comme une chanson triste dont la délicatesse parvient à émouvoir au cœur même de l’histoire sordide et cruelle qu’elle dépeint. On pense, çà et là, au poème doux et cru de Rimbaud, « Le Dormeur du val » et, plus largement, aux nouvelles et romans de grands écrivains français du 19ème siècle empreints d’un déclinisme tranquille. On se souvient, au détour de la lecture, de « Boule de Suif », « Madame Bovary » ou de « Germinal » à l’occasion de plusieurs passages du texte, comme celui de la mort du personnage de Zorka, scène emblématique de la misère humaine, de l’amour inexplicable poussant à la folie,  de la sempiternelle tragédie de l’incommunicabilité entre les êtres.

- La construction du recueil est particulièrement maîtrisée. La postface de l’auteur explicitant la genèse des textes, leur élaboration et la spécificité des nouvelles par rapport au roman du point de vue d’un écrivain mais aussi de son lecteur est une réflexion juste et passionnante qui donne du souffle aux textes et les met en perspective. Aussi cette postface s’intègre-t-elle aux nouvelles comme une nécessité, constituant d’ailleurs l’un des passages les plus savoureux du livre.

Quelques réserves

La mélancolie, la noirceur, le pessimisme des histoires donnent l’impression, parfois, de lire chaque fois la même nouvelle tout au long du recueil. - Le fait que plusieurs textes rendent des hommages appuyés à Schubert n’est pas un hasard et il faut, pour les apprécier, avoir un penchant indiscutable pour le spleen afin d’en goûter pleinement la saveur. Autant dire que l’atmosphère du livre pourra sembler étouffante aux lecteurs à la recherche d’un divertissement, du moins d’une saine bouffée d’oxygène ou d’un plaisir léger.  

Encore un mot...

Un recueil de nouvelles de grande qualité, sombre et triste, rappelant, entre autres, Maupassant, Flaubert ou encore Zola, la cruauté des hommes, le caractère inexplicable de leurs amours, l’incompréhension fatale et tragique de leurs congénères subie jusqu’à leur dernier souffle. Un concentré d’angoisse porté par une magnifique écriture.

Une phrase

« Zorka cessa de sourire quand on lui prit la seule chose qu’elle aimait, son fils, un grand bêta d’un peu plus de vingt ans qui laissait encore couler sa bave et qui n’avait pas réussi à apprendre à lire parce qu’il avait les yeux et l’esprit trop tordus. Mais il pouvait servir à la guerre et on l’emmena. Zorka pensait souvent à son Vlada et pleurait avec amertume quand elle imaginait que mille balles pouvaient transpercer sa tête vide et que des soldats sans âme et sans religion pouvaient se moquer de lui, parce qu’il ne cessait jamais de sourire, montrant le trou déplaisant de sa bouche. Zorka prit l’habitude de s’asseoir dans la salle à manger, la table recouverte de la toile cirée à grosses fleurs, les mains posées dessus, le regard fixe sur une tache de lumière, laissant passer les heures et se souvenant du rire idiot de son fils ». (p189).

L'auteur

Jaume Cabré est un écrivain espagnol s’exprimant en catalan, né en 1947 à Barcelone. Il publie son premier recueil de nouvelles en 1974. Il s’attaque ensuite à l’écriture de romans. Plusieurs de ses œuvres sont traduites dans de nombreuses langues, dont « L’Ombre de l’Eunuque », paru en français chez Christian Bourgois en 2006. Son roman phare, l’un des plus connus, est « Confiteor », qui a reçu le prix Courrier International du meilleur roman étranger en 2013.

Les sujets récurrents de ses écrits sont la guerre, la politique, l’histoire, le tragique de l’existence en général mais aussi la musique. « Voyage d’Hiver », son dernier recueil de nouvelles publié donc en français en 2017, a commencé d’être écrit il y a plus de vingt ans. 

Jaume Cabré est considéré comme l’un des auteurs catalans contemporains les plus talentueux et les plus emblématiques. Il s’est vu décerner plusieurs prix littéraires, dont le Prix des écrivains catalans en 2003 et le Prix d’honneur des Lettres Catalanes en 2010.

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