Vous êtes l’amour malheureux du Führer

Responsable mais pas coupable. L’improbable destinée d’une des stars du procès de Nuremberg
De
Jean-Noël Orengo
Grasset
Parution le 28 août 2024
272 pages
20,90 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Il s’agit de l’histoire romanesque et romancée de la vie et du destin d’Albert Speer, l’architecte aimé du dictateur et qui fut l’homme-orchestre du congrès des nazis à Nuremberg, le bâtisseur de Berlin puis le ministre de l’armement et de la production militaire du IIIème Reich. Ce grandissime favori de Hitler, homme jeune, raffiné et distingué, qui tranchait avec la vulgarité et la lourdeur des caciques galonnés du régime, fut le véritable metteur en scène des folies et fantasmes du Führer. Le guide en fit son favori envers et contre tous pendant 12 ans. Il fut le témoin de toutes les horreurs de la guerre, des complots, des trahisons, des procès jusqu’à celui justement de Nuremberg où il sauva sa tête au prix d’une incroyable métamorphose faite de dénégations et d’omissions répétées contre toute vraisemblance. En 1969 il publia ses mémoires 

Au cœur du IIIème Reich, écrites en prison (dont il sortira en 1966) : ultimes révélations, décryptages, relations secrètes. Succès planétaire et enrichissement assuré. Jean-Noël Orengo, l’auteur de ce livre, s’est inspiré de cette sorte d’autobiographie et en a fait un roman, le roman de l’un des plus grands mensonges de l’histoire ! Le premier contact entre Adolf Hitler et son futur architecte, son futur ministre de l’armement, est froid. Même si les rapports manquent de chaleur, la relation est établie. Le guide confie au jeune homme de bonne famille - une enquête des SS le confirmera - la réalisation de bâtiments nazis (futurs palais des congrès, chancellerie plus tard), mais  cette première commande s’est faite sans enthousiasme, sans la manifestation d’une quelconque confiance. Pendant que, d’une main le Führer rend ses dessins à l’architecte avec son accord, de l’autre main, il remonte son revolver qu’il  était en train de nettoyer. Si le Führer est enthousiasmé par le projet qui répond à ses goûts de grandeur, il ne le montre pas.

C’est une tactique. En réalité, entre ces deux hommes règne une passion commune, l’art. C’est le coup de cœur. L’histoire des relations passionnelles en tout bien tout honneur entre cet architecte opportuniste et patriote mais dénué de toute ambition politique et son Führer est au cœur de ce pseudo roman. C’est le thème central sous-jacent du livre de Jean-Noël Orengo qui s’articule en trois grandes phases : l’ambition et l’ascension vers les sommets, l’amour fou et les premières désillusions, la descente aux enfers et la survie miraculeuse. La destinée de Speer ne s’arrêtera pas là. Sa deuxième vie moins mouvementée certes n’en sera pas moins hors du commun

Points forts

Jean-Noël Orengo nous propose une fausse biographie plus vraie que nature : vivante, imagée, documentée.  Ce n’est pas du cinéma mais ce serait un excellent scénario. Son « héros », malgré ses reniements et sa soumission au dictateur, se révèle attachant, séduisant, presque sympathique. Après tout, ses désobéissances de fin de règne et son refus de la politique de la terre brûlée n’ont-t-elles pas sauvé le Reich d’une destruction totale ?

  • L’Emprise de l’architecte star.  Dans une première partie l’auteur décrit brillamment la montée irrésistible de celui qui deviendra le chouchou, le favori du « guide ». Progressivement l’architecte va gravir tous les échelons qui mènent au pouvoir, tandis que les  membres du cercle rapproché se réjouissent férocement quand Speer donne l’impression de commettre de terribles impairs. Ils se trompent lourdement. Ainsi lors de la présentation des planches de dessins, figurant des ruines futures à la façon XVIIIe siècle d’un tableau de Watteau, du projet Nuremberg, Hitler applaudit. Il adhère au concept, le régime est éternel, il durera 1000 ans, c’est du grand art. C’est le premier coup de génie de Speer qui théorise sa stratégie créative, il l’appelle « la théorie de la valeur des ruines ».  Le guide est fasciné par la destruction. L’esthétique de la destruction est une trouvaille majeure que même Michel Ange n’avait su imaginer. C’est clair, la doxa du Reich est maintenant : la grandeur actuelle de l’Allemagne, c’est dans les ruines futures qu’on la constatera. Dans la bouche même du Führer, elle prend du corps : le futur de la nouvelle Allemagne, ce sont les ruines du « Reich de 1000 ans ». L’expression illustre bien la stratégie d’Hitler mise en œuvre par l’architecte Speer : « Il faut donc construire des bâtiments contemporains en fonction des ruines qu’ils seront plus tard ». Les grands du régime, Goebbels, Goering, Bormann, voire Rudolph Hess et Himmler, se moquent du bel Albert Speer, de ses fantasmes artistiques, de ses idées de grandeur absurdes. Ils le jalousent, ils le détestent autant que le Führer adore Speer. Celui-ci n’en a que faire, de même qu’il néglige toute la dimension politique du régime, il se tient à l’écart de tout excès de langage ou de comportement et de toute idéologie raciste. Speer sera sujet de moqueries même physiques, on le trouve trop efféminé, en tout cas pas assez viril aux yeux des officiers SS, mais les femmes le trouvent charmant, comme le Führer d’ailleurs. Eva Braun adorera Speer, de même que Magda, l’épouse  de Goebbels, et Leni Riefenstahl, la grande photographe du régime, la star. Mais, tout à son Führer, son pouvoir de séduction ne permettra pas à Speer le moindre écart. La bagatelle ne l’intéresse pas, on ne lui connaît pas d’aventure. Cet ascétisme, ce dévouement, cette obsession professionnelle et artistique, lui serviront plus tard : « Votre mari va bâtir pour moi des édifices comme il n’y en a pas eu depuis des millénaires  Il faut repenser Berlin, créer le grand Berlin que nous appellerons Germania »  dira le Führer à Margret.  Cette partie du livre est absolument sidérante avec la description des maquettes  monumentales. Elle donne une idée précise de l’influence de l’architecte sur le Führer mais également sur les citoyens.

  • Les prémisses de la guerre  38/39Hitler jubile. Sur le terrain tout lui sourit mais surtout il est ébloui par sa nouvelle chancellerie imaginée et construite par Albert Speer, la star de l’époque : constellée de marbre, de stucs et de sculptures en granit, offrant des perspectives qui rivalisent avec celles de Versailles. L’auteur écrit : « Le guide a passé commande à son jeune architecte de cette Walkyrie architecturale couverte de croix gammées parce qu’il a besoin pour sa diplomatie de structures nouvelles pour épater les étrangers ».  Speer comprend qu’il construit  les monuments non pas pour un petit Reich régional mais pour un grand Reich, un Reich mondial. Le nouveau palais de la chancellerie est une arme de dissuasion ; un symbole de puissance invincible. Les travaux seront pharaoniques. Pour parvenir à ses fins l’architecte a mobilisé 4000 ouvriers se relayant  sept jours sur sept sans interruption. 

  • Encore un point fort : les réunions entre « quatre yeux » avec les chefs Himmler, Goebbels, Goering et les chefs d’état-major, les ministres qui rentrent, intrigués, pour un débrief dans le bureau de l’architecte, en présence du Führer, à Berlin. Ils en sortent livides, traumatisés ou fanatisés par ce qu’ils entendent. On prend fébrilement des ordres.  Convaincus et galvanisés, les dignitaires sont priés de croire dans une guerre et une victoire totalesL’autorité indiscutable circule de l’un à l’autre, inoculée par le dictateur. Speer le dira plus tard lors du procès pour sa défense : « mes péchés comme mes vertus ne m’appartiennent plus, je les ai empruntées à un autre ».
  • - Au bord de la disgrâce. Un point fort mais plus sombre. Speer n’est pas le seul architecte dans le nouveau Reich. Il y a notamment un certain Hermann Giesler. Il n’est pas beau mais il a du talent et l’architecture est un point sensible pour le guide. En 43, l’ancien chouchou sent le guide s’éloigner. Hitler voudrait un opéra et un théâtre dans chaque cité  mais Speer, la star, ne peut pas tout faire. Tout à coup Giesler se voit confier Linz et Munich puis Weimar. C’est un affront insupportable pour Speer. Il est furieux, ses espoirs s’effondrent ; l’incompréhension, la haine et la jalousie s’emparent de lui. Cette animosité ne cessera plus. Speer doit se défendre et même mieux, il doit attaquer. Il comprend qu’il vaut mieux avoir deux cordes à son arc, comme Himmler, qui a sa propre armée aux dépens de la Wehrmacht, ou comme Goering, qui dirige ses propres services économiques et a ses services de police. Pour contrer définitivement tous les Giesler possibles, l’architecte élabore un stratagème implacable en imaginant un seul organisme d’inspection des constructions, chargé de veiller à la bonne homogénéité stylistique de tous les projets sur tout le territoire. Le titre que Speer s’attribue est ronflant : Commissaire du parti national-socialiste des travailleurs allemands pour l’architecture et l’urbanisme ! Le plan de carrière de Speer est assuré, croit-il ; Hitler refusera par la voix de Bormann, suprême affront. Speer offre alors sa démission. Pervers et manipulateur, Hitler acceptera ! Puis tout s’arrangera.
  • Speer sauvera-t-il sa peau ? Au procès de Nuremberg, Speer comparait sous quatre chefs d’inculpation : complot, crime contre la paix, crime de guerre, crime contre l’humanité ; il est déclaré coupable des deux derniers mais ne sera pas condamné à la peine capitale. Son premier adjoint, chargé d’enrôler les travailleurs, en substance  forcer les esclaves juifs, les résistants et autres prisonniers de guerre dans toute l’Europe, fut, lui, condamné à mort par pendaison.  Speer niera toute responsabilité personnelle mais reconnaîtra partager une responsabilité collective avec les dirigeants et les nazis. En 1966, à sa sortie de prison, il n’aura que 61 ans mais s’estimera un vieillard par anticipation Cela ne l’empêchera pas de vivre à 75 ans une fantastique histoire d’amour qu’il décrira avec lyrisme et force trémolos.  Il a enfin connu le grand amour, dira-t-il, alors qu’il a été très attaché toute sa vie à Margret, sa femme. Il résistera pour maintenir indéfiniment sa propre version des faits historiques. C’est la seule star survivante du troisième Reich et sa suprême défense lors du procès et des années après sera : non, il n’avait « jamais entendu parler de l’extermination des juifs. Il n’en a entendu parler qu’au procès de Nuremberg et pour la première fois ». Et, c’est un comble, Simon Wiesenthal, célèbre pour sa traque des nazis planqués en Amérique du Sud comme Adolf Eichmann, lui voua une véritable amitié.  Ils partagèrent leurs théories sur Hitler mais jamais Speer ne lui avouera une quelconque responsabilité dans la solution finale 

Quelques réserves

  • La part belle faite aux qualités de bâtisseur inspirée de Speer par rapport à son implication militaire et à l’impact dévastateur des « travaux forcés ».
  • Le peu d’écho donné aux délibérations du jury militaire à Nuremberg et aux discussions serrées semble-t-il entre les partisans de la peine capitale (les Russes et un Américain) et les autres, sensibles à l’argumentation du présumé coupable

Encore un mot...

Albert Speer a survécu à la guerre et mieux encore, sa mémoire lui a survécu : en témoigne son livre culte publié en 1969, Au cœur du IIIème Reich. C’est le témoignage vécu de sa relation privilégiée avec Adolf Hitler sous forme de confidences à une historienne spécialisée, Gitta Sereny, qui le harcelait avec assiduité, espérant recueillir aveux ou au moins, regrets. Elle en a eu pour ses frais plus quelques reproches sévères. Le titre du livre est la reprise d’une question « indiscrète » d’un de ses collaborateurs SS Karl Maria Hettlage, un peu jaloux de la qualité des relations de son patron avec le Führer : « Savez-vous que vous êtes l’amour malheureux du Führer ? » Réalité ou fiction, Albert Speer répondit qu’il s’était alors senti non pas flatté mais « ivre de joie ! »

Une phrase

« Et pourtant, le nouveau ministre de l’Armement a réussi à augmenter la production d’engins et de munitions comme jamais auparavant. Les modèles V et VI de panzers, fièrement appelée « panthère » et « tigre », lourdement vêtus d’acier, avec un long canon d’excellence optique, arrivent dans les divisions blindées en vue de la grande offensive contre le saillant de Koursk. Des avions arrivent en plus grand nombre que jamais, et des canons montés sur chenilles, des sous-marins, toute une panoplie d’engins sur terre, sur mer  et dans les airs, capables de cracher le feu comme on dit vulgairement […] C’est le faire maître des quatre éléments après Dieu ». Page 142

L'auteur

Écrivain, essayiste, critique cinéma, Jean-Noël Orengo est auteur d’un essai sur l’art, Vivre en peinture. Il est chroniqueur pour le magazine Transfuge. Il a écrit plusieurs romans : La Fleur du Capital (Prix de Flore 2015), L’Opium du siècle (2017), Les Jungles rouges (2019),  Femmes sur fond blanc (2023), tous édités chez Grasset.

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