UN BARRAGE CONTRE L’ATLANTIQUE

Autobiographie fragmentée de la jeunesse branchée de la fin du XXe siècle. Un livre insupportable, parfois très intelligent, souvent incroyablement creux
De
Frédéric BEIGBEDER
Grasset
Parution janvier 2022
258 pages
20€
Notre recommandation
2/5

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Thème

 Alors qu’il se promène dans Saint-Jean-de-Luz, Beigbeder (si c’est bien de lui qu’il s’agit), achète une toile qui fait rêver l’écrivain en lui : une table et un fauteuil, face à la mer, les pieds dans le sable et abrités par l’auvent d’une cabane. Soudain, il se souvient : c’est la fragile langue de sable du Cap Ferret, où vit son ami Benoît, robinson grande gueule et mentor écolo des people, lequel depuis toujours s’évertue à grandes pelletées de gravats à repousser l’érosion inévitable et les assauts de l’Océan sur son lopin de quelques hectares pour milliardaires. De là, Frédéric rappelle les fragments du passé - son enfance un peu triste, sa jeunesse dorée et dispersée, sa famille éparpillée, les filles, Laura Smet ; il laisse déborder ses angoisses de fin du monde… Puis il se resserre - à l’image de cette langue de sable - sur le territoire des êtres chers, unique source de bonheur.

Points forts

  • On retrouve la belle plume de Beigbeder qui se livre ici à l’exercice du fragment et à la fiction de l’autobiographie fragmentée - des réflexions et souvenirs prétendument notés sur un carnet au fil de la prétendue spontanéité. Chaque fragment s’éclaire par rapport à un autre, ou par rapport à l’un des quatre livres dont est constitué ce roman. Roman qui par conséquent ne raconte pas, ne développe pas mais cisèle des pensées distribuées dans beaucoup de blanc. Pour reprendre Barthes qui s’y connaissait en Fragments, il s’agit de « produire l’effet de l’éclair plutôt que celui d’un long discours ». Le lecteur doit s’adapter à ce rythme discontinu, il y est d’ailleurs invité en creux quand Beigbeder le soupçonne de « s’emmerder », et il demeure forcément une frustration par rapport à un récit classique. Mais cette forme choisie reflète assez bien le sentiment de totalité perdue qu’exprime le livre avec nostalgie. Victor Hugo disait que le fragment est « la transposition dans le style d’un monde éclaté ». 
  • De fragment en fragment, le livre peint le tableau social des années 70 dont la jeunesse « s’est moquée de l’amour pour cacher que c’était sa seule utopie », où les familles des boomers ont volé en éclats, où les limitations de vitesse et les portables n’existaient pas, et où la libération des femmes leur préparait de sacrées mauvaises surprises ; puis la décennie 80, sa gauche caviar, sa branchitude, l'aréopage Georges-Marc Benamou, BHL, Konopnicki, etc…  
  • Les pièces du puzzle dessinent enfin de jolies silhouettes floues et désirables de jeunes filles jamais conquises ou de « soleil qui déshabille les femmes », et des tableaux de famille qui respirent le bonheur calme d’un ex-trublion des lettres et des nuits parisiennes devenu un quinqua amoureux, papa et heureux.

Quelques réserves

  • Le fragment, ça ne pardonne pas. Quand c’est creux, ça se voit. Quand c’est niais, ça se voit. Voilà un livre qui vous inflige son lot douloureux de phrases creuses (on ne peut pas toujours être brillant), de clichés et vous fait trop souvent lever les yeux au ciel (pauvre petit garçon riche des beaux quartiers qui ne s’est jamais remis de la séparation de ses parents et ne plaisait pas aux adolescentes...) 
  • Le fragment de Beigbeder, quand ça tourne à la maxime et que ça donne des leçons, ça devient très agaçant. Voilà un livre qui assène des vérités faciles à son lecteur, ou le vilipende en l’accusant du dérèglement climatique. Après je, je, je, c’est vous, vous, vous « expulsez trop de CO2 », « vous mangez des produits qui viennent de trop loin en avion », « vous aimez l’huile de palme donc la déforestation… », etc.

Encore un mot...

Que retenir de ce livre insupportable, parfois très intelligent, souvent incroyablement creux, truffé de propos snobinards, de souvenirs germanopratins et de branchitude élitiste ? Où l’on revendique « le droit de manger du foie gras à la confiture » (quelle audace !), où l’on se gave de truffes et de nuits d’ivresse chez Castel, au Palace et aux Bains-Douches du temps de la jeunesse dorée et des années de branchitude, et où l’on passe l’été sur les 44 hectares du Cap Ferret exclusivement accessibles aux gens indécemment riches ?

On retiendra qu’il s’essaie au roman expérimental de l’autobiographie fragmentée (bof… pas très nouveau) et forcément fragmentaire comme le sont les souvenirs (pourquoi pas ?). Que l’enfant gâté s’y peint en position victimaire exaspérante (mais reconnaissons-lui le mérite d’y mettre du recul) et l’écrivain star en angoissé du climat. Qu’il fait ressortir par bribes (et très justement) ce que la permissivité des années 70 a eu de destructeur et la fête des années 80 de superficiel.

Et malgré tout, sans doute parce que F. Beigbeder a beaucoup de talent, il en émane au bout du compte un charme nostalgique qui doit beaucoup aux belles pages et phrases dédiées aux jeunes filles en fleur, et surtout à sa famille – ce socle qui reste solide même décomposé et recomposé, alors que tout autour le monde flambe et que la mer va engloutir l’ultime refuge d’une langue de sable. 

Une phrase

Un ( bon) extrait ! :

“ La terre scintille le matin et sèche le soir. La première lumière est multicolore, ensuite le ciel s’uniformise, il choisit sa lueur et s’y tient, mais pendant toute l’aurore, il aura tergiversé entre le parme et le rose, comme mon grand-père au moment de s’habiller, devant son placard à chemises."

L'auteur

 Né en septembre 1965 à Neuilly-sur-Seine, Frédéric Beigbeder est diplômé du Celsa et de Sciences Po où il fonde le Club des analphabètes cons mais attachants qui le fera repérer par Ardisson. A vingt-quatre ans, il publie son premier roman aux éditions de La Table Ronde : Mémoires d’un jeune homme dérangé, qui sera suivi par près d’une vingtaine d’ouvrages, la plupart publiés chez Grasset, dont trois livres primés : l’Interallié pour Windows on The World en 2003, le Renaudot pour Un Roman français en 2009, et le Rive Gauche À Paris en 2018 pour Une vie sans fin. En plus de ses activités d’auteur, Frédéric Beigbeder est homme de presse, critique littéraire et éditeur. Il a créé le Prix de Flore dont il préside le jury.

Commentaires

jys
sam 19/03/2022 - 13:27

Feroce mais merite . Cela soulage et ne donne efficacement pas envie de lire le personnage mondain ..

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