Tribus

Une belle langue poétique au service d’une cause politique
De
Shmuel.T.Meyer
Gallimard
Parution le 4 avril 2024
164 pages
19 €
Notre recommandation
3/5

Infos & réservation

Thème

L’auteur propose onze nouvelles et une douzième en épilogue par référence aux douze tribus d’Israël, mettant en scène des personnages de la vie quotidienne illustratifs de la mosaïque humaine que constitue ce pays inédit créé en 1948 sur cette terre de Palestine inlassablement disputée entre juifs et arabes.  

Shaul, avocat, parle politique avec Rafi, militaire en retraite, dans son joli jardin situé sur la colline de Talbieh, couvert de jasmin et de bougainvilliers, un jour de shabbat. Nava, l’épouse de Rafi, évoque sa dernière balade dans Jérusalem-Est et l’hostilité qu’elle y a ressentie comme un phénomène nouveau. Les deux couples s’entendent à quelques nuances près pour condamner l’orthodoxie des populations déshéritées ou la violence verbale des gardiens du check-point, en contrepoint de la bonne entente qui régnait autrefois dans le pays de son enfance. Un pays dans lequel vivaient ensemble séfarades, ashkénazes, religieux, laïcs, arabes, femmes et hommes pieux, voleurs et philanthropes...

 Koby, fils de Victor, ouvrier minotier, est né dans la Mousrara, un quartier résidentiel rempli de maisons bourgeoises entourées de jardins luxuriants et néanmoins déserté par sa population naturelle car trop exposé aux snipers et ainsi vite gagné par la pauvreté. Un quartier ruiné que les séfarades venus tard après la constitution de l'État, de Taroudant, de Marrakech ou de Mogador ont investi faute de mieux. Le rabbi Zévulon a pris Koby sous son aile et lui promet un avenir radieux, tant ses résultats à l’école et son sérieux apparaissent prometteurs. Mais c’est sans compter sur son origine modeste, son extraction d’une famille sans culture, une famille d’immigrés tardifs, qui vont condamner son admission à la yeshiva Strauss. A cette injustice va s’agréger la blessure de son frère aîné, revenu d’une bataille meurtrière dans le Nord-Sinaï sans ses deux jambes, la déchéance qui suivra, la mort de son père ayant définitivement raison de sa propre ruine sanitaire et morale, celle de Koby, l’enfant surdoué, victime d’une société injuste. 

 Menach’em tient une épicerie dans le quartier de Judah Ben Baba qu’il va devoir rejoindre à pied un matin d’hiver où il gèle à pierre fendre. Ayant ouvert son rideau, dégagé la neige devant la vitrine, il voit arriver quatre vieilles femmes arabes qui dominent leur peur pour venir jusqu’à lui en espérant trouver dans sa boutique de quoi nourrir leurs familles. Inspiré du même respect que celui accordé à sa grand-mère, il leur sert un café chaud qu’elles commencent par refuser, accepte un troc en contradiction avec ses principes, ainsi du lait et de la farine contre des oignons, des olives et de la menthe. Cinq minutes plus tard, la boutique est investie par trois gaillards barbus en parka kaki, représentants d’une obscure brigade de Meir HaKadosh, supposée chargée de dissuader les Arabes de pénétrer dans Jérusalem-Ouest. Armés de barres de fer, ils s’en prendront à quelques bouteilles et aux coupes de chocolat chantilly fracassées en guise de représailles, en traitant Menach’em de « tête de con ». 

Et ainsi de suite…

Points forts

  • Une connaissance profonde, intelligente et sensible de cette mosaïque humaine qui habite la terre d’Israël comprise au sens large si l’on agrège colonies et territoires occupés, tous les lieux et tous les acteurs, hommes, femmes, enfants étant évoqués ici dans une grande richesse de langage.

  • Une très belle langue, poétique, qui fait de cette série de nouvelles une œuvre littéraire avant tout, avant sa portée politique pour réelle qu’elle soit.

  •  Une pertinence donnée au propos par la banalité des situations évoquées qui l’éloigne de la démonstration ou de l’anathème. 

Quelques réserves

Guère de réserve possible sur le plan littéraire, tant la langue est riche et poétique.

A l’inverse, la thèse de l’auteur nourrit nécessairement le débat et peut créer la polémique. La condamnation de l’ultra-orthodoxie prend néanmoins ici dans ces situations et personnages issus de la vie quotidienne une portée démonstrative pertinente.

Encore un mot...

La trame de ces drames très humains procède avant tout d’une démarche littéraire, la langue très riche transpirant une espèce de poésie yiddish à la Bashevis Isaac Singer ; mais elle a aussi une portée politique, celle de condamner l’état d’esprit qui guide aujourd’hui le gouvernement d’Israël, entre coalitions avec les extrêmes déclarées infréquentables, corruption, aveuglement et jusqu’au-boutisme, un état d’esprit soutenu sinon partagé par la diaspora émigrée ici et là. A ce titre, le propos détonne un peu dans le discours ambiant occidental, surtout lorsqu’il émane d’un homme qui ne renie rien de sa judéité mais rien non plus de son esprit critique. Et trouve son terrain d’élection dans la littérature pour dénoncer la dérive de l’Etat d’Israël, l’auteur allant jusqu’à considérer que le sionisme, hérité d’un socialisme radical, a finalement accouché d’un pays composite, voire hétérogène et irréconciliable avec lui-même.

Une phrase

“Ménach’em était tout à ses pensées lorsque la lumière s’amusa à gyropharer dans la boutique. D’une jeep Soufa noire, couverte de neige et pourtant luisante, s’extirpèrent trois gaillards barbus, en parka kaki. De longues boucles de cheveux gras pendaient comme des nattes de leurs bonnets noirs floconnés de neige et les franges rituelles de leurs taliths pendaient sur leurs jambes comme les ailes collées d’un insecte.”

L'auteur

Shmuel Meyer est né à Paris en 1957. Auteur, journaliste et traducteur, il voyage et vit entre Paris, Genève et Tel-Aviv. Auteur d’une quinzaine d’œuvres oscillant entre romans, recueils de poésies et nouvelles, il a reçu pour sa trilogie Et la guerre est finie  le Prix Goncourt de la nouvelle 2021. Il collabore aussi avec diverses revues littéraires israéliennes et suisses.

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et les adresses courriel se transforment en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.

Ils viennent de sortir