Ton absence n'est que ténèbres

Une histoire insolite et profonde, un style inoubliable
De
Jon Kalman Stefansson
Grasset
Janvier 2022 pour l'édition française, 2017 pour l'édition originale
Traduit de l'Islandais par Eric Boury
597 p
25 €
Notre recommandation
5/5

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Thème

Voici un homme assis dans une église située au bord d'un fjord reculé d'Islande, qui ouvre les yeux et se rend compte qu'il ne se souvient ni de qui il est, ni d’où il vient, ni de ce qu'il fait là. Avec l'aide d'un pasteur un peu déjanté et conducteur de bus, mi-homme mi-démon, cet homme sans nom et sans mémoire, que chacun à sa façon reconnaît et accueille, va tenter de retrouver le chemin de son passé, et plus largement de ses racines. Écrivain peut être, témoin des nombreuses vies qui se sont écoulées sur les rives de ce fjord depuis un siècle et demi, certainement.

Une fête se prépare et voici de nouveaux personnages, dont le passé incertain se dessine doucement, révélant vies rurales aux confins de l'Europe, évasions musicales et intellectuelles, amours inaltérables, perdues, reniées, refusées, retrouvées, abandons et fractures. A ce cache-cache avec le passé se mêle un présent à reconstruire ; ses rencontres et ses rêves éveillés - en compagnie de ce drôle de pasteur - ces pages griffonnées à la hâte, nous emportent à la recherche des secrets de Gudridur et des fractures d'Eirikur, dans une farandole de vies emmêlées, et pour la plupart éteintes. Et nous raconte, mêlant soleil et ombres, l'intensité de la vie.

Points forts

Il est difficile d'aborder ce chapitre en se disant qu'une énumération est possible. Ce roman est tout simplement original par son parti pris - suivre les pensées d'un amnésique qui cherche à reconstruire son identité, plongé dans un univers où toute rencontre devient une pièce de ce puzzle géant. Il l'est aussi par son sujet - la vie en Islande entre 1900 et 2020 - il y est question de Covid, ce qui témoigne d'une mise à jour de l'édition originale (2017). 

Il l'est enfin par son style. Il ressort de ce roman une prosodie très particulière, un rythme d'écriture et de répétitions, qui reviennent comme de courts refrains autant que d'aides mémoires, pour conserver le fil d'une histoire fleuve. Par sa musicalité, par l'humour qui le sous-tend, par sa contribution au cheminement dans l'histoire, j'ai trouvé ce style d'écriture remarquable.

A évoquer la musicalité du texte - qui est aussi parfois très cru car on y appelle un chat un chat - il faut mentionner la référence incessante aux grands classiques du jazz, de la pop et du rock du 20ème siècle, de ses auteurs et de ses interprètes, dont des extraits de chansons égrènent le récit comme des liens, pour composer autant de tremplins entre les époques et les personnages. 

Il serait injuste de ne pas citer enfin une traduction que l'on perçoit de grande qualité, pour rendre le rythme et la musique de cette écriture si particulière.

Quelques réserves

Halldor, Mundi, Soley… là, c'est simple. Gudridur, Asgerdur, Hulda, Eirikur, Shuli, Pall, Haraldur, Gisli, Pétur… ça se complique. Keflavik, Reykjavik (facile !), Holtavörduheidi (30 points), Straumsvik, Oddi, Ystanes,  Stykkisholmurr, Hafrun, Samsstadir… Ici sans accent et sans trémas. Attention, accrochez vous. Consolation, si vous arrivez à situer les hommes, les femmes, les fermes, les villes, et à la fin du livre, avoir compris les liens entre eux, laissez tomber le Sudoku et les mots fléchés, vous ne risquez pas de glisser sur Alzheimer !

Encore un mot...

J'ai commencé ce récit un peu circonspect, le dépaysement demandant un temps d'adaptation. Je l'ai terminé ému. S'il y a de la subjectivité à témoigner de ses qualités intrinsèques, ce roman demeure absolument atypique - récit labyrinthique, écriture hypnotique. Les lieux, les circonstances, les parcours de vies, les apartés philosophiques ou sur la vie, l'amour, la mort, le lien, la vérité et le mensonge, le souvenir, la fidélité, la trahison forment un cocktail littéraire  tout à fait original, porté par une plume qui ne l'est pas moins.

Avec humour, dérision et gravité, avec son apparence sans queue ni tête, cette quête identitaire au suspens si bien mené, risque bien de vous emporter loin de votre réalité, mais si proche de sentiments authentiques et profonds, loin aussi dans les émotions que peut susciter un texte. Si vous surmontez l'exotisme des noms et des lieux, si vous souriez à ses nombreux intertitres qui sonnent comme des mantras ou des confidences improbables, si vous vous fondez dans les sentiments et dans les époques, si vous cherchez à démêler la réalité du souvenir, si vous succombez à la lancinante répétition de ces phrases qui sont autant de clefs entre les époques, si vous trouvez en elles ce fil conducteur si ténu et si nécessaire… Si vous laissez tout cela vous envahir, alors, ce roman au titre magnifique et si bien choisi, vous  laissera une empreinte indélébile.

Ton absence n'est que ténèbres a reçu le Prix du livre étranger 2022 France Inter/Le Point.

Une phrase

- "Mais attendons un peu. Eirikur n'a que huit ans.
Puis neuf. 
et dix.
Parce que le temps passe, il ne s'arrête jamais, c'est sa spécialité, il est docteur dans l'art de nous faire vieillir, puis mourir, puis disparaître. Le temps a passé, tout comme l'enfance d'Eirikur, cette enfance presque sans ombre. Halldor arrivait avec les oiseaux du printemps, il venait aux vacances de Noël et Pâques, il passait des heures de plus en plus longues dans son studio, s'entraînait à la guitare, sur son vieil orgue Hammond, y faisait parfois des bœufs avec ses vieux copains musiciens…" (P. 325)

- "Je connais le nom, déclare Gisli, et j'ai entendu parler d'un pasteur, mais que nous vaut l'honneur de cette visite ? 
Que nous vaut l'honneur - est ce en rapport avec l'arrestation d'Emile Zola ? 
C'est possible, c'est bien possible. Simplement parce que deux hommes, Emile Zola et Pétur, ont suivi la boussole du cœur, ce qu'à d'ailleurs également fait Gudridur. C'est ainsi que tout a commencé. Elle rédige un article sur le lombric, qu'elle décrit comme le poète aveugle de la glèbe, la pensée divine, et voilà que la boussole du cœur se met à trembler. A moins que ce ne soit celle du destin qui oscille - peu de gens sont capables de faire la distinction." (P. 559)

L'auteur

Jón Kalman Stefánsson est un écrivain islandais. Sa vie, qui inspire partiellement celle de personnages du roman, commence entre études supérieures non achevées et petits boulots. Elle se transforme littéralement quand il se met à écrire. Ses romans deviennent rapidement des succès, en particulier ses "sagas", dont Entre Ciel et Terre ( Gallimard, 2007), D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pieds ( Gallimard,2013) ou Asta ( Grasset, 2017), sont les plus connus. Eric Boury est, depuis 2007 le traducteur de ses œuvres en français.

Commentaires

Jean-Marc
sam 14/05/2022 - 12:14

Ce livre fait partie de la petite liste des œuvres qui m'auront "marqué".
Afin de ne pas se perdre et donc de pouvoir en apprécier la "magie" , je suggère de se faire une sorte d'arbre généalogique ou un schéma qui permette de relier les personnages les uns aux autres et de situer les époques les unes par rapport aux autres. Je l'ai consulté et complété au fur et à mesure de la lecture et cela m'a permis de suivre sans problème.

Nadia
jeu 21/07/2022 - 11:57

Ce livre est troublant. Au début il vous emporte à la découverte d’une vie dure de part sa situation géographique. Il vous perd au fil des pages par les sauts d’une époque à une autre. Il vous emmène à réfléchir à votre propre vie, vos choix, vos tourments. Déstabilisant. Original. Poétique. Son style si particulier ressemblerait à une chanson qui durerait 600 pages avec ses strophes et ses refrains.

Serge
dim 24/07/2022 - 11:08

Comme tous les livres qui m’ont emporté , je n’arrive pas vraiment à analyser pourquoi il m’a tant marqué… j’y pense très souvent… d’une richesse inouïe

Bernard Courtot
jeu 04/08/2022 - 12:32

J’ai 85 ans j’ai lu beaucoup de romans, je place cet ouvrage tout en haut du palmarès à côté de l’ Ulysse de Joyce.

Bertrand
sam 06/08/2022 - 22:48

ce livre m'a rendu amnésique ,ou s'entremelent les moments forts du romans et des moments forts de ma vie,et maintenant je me demande qui je suis....

sylviane ladune
sam 31/12/2022 - 16:52

Un livre envoûtant, qui ne ressemble à aucun autre, d'une richesse incroyable, d'une rare intensité. Je n'en suis qu'à la moitié mais je distille sa lecture et je sais déjà que je le relirais. Je l'ai emprunté à une bibliothèque mais je vais me l'acheter car c'est une rencontre extraordinaire que j'aurais envie de retrouver dans quelques mois avec une lecture différente et surtout, je voudrais noter au fil de l'eau un certain nombre de phrases, de réflexions qui m'ont tellement emportée. J'apprécie beaucoup la manière dont ce livre est présenté sur ce site que je ne connaissais pas et qui exprime tellement bien ce que je ne saurais faire. Un vrai coup de coeur comme je n'en ai pas eu depuis longtemps

tereda
lun 29/05/2023 - 16:20

Je partage la plupart de ces premiers commentaires, un livre pasionnant, une écriture et une traduction limpides, l'envie de garder des phrases entières, se souvenir de celle-là en particulier : je ne pleure que de l'intérieur pour que mes soucis se noient.
il touche nos coeurs, notre mémoire, nos émotions, notre vie, sans jugement, sans violence. Il me fait penser à Eri de Luca.
"je place cet ouvrage tout en haut du palmarès" - moi aussi, et je le prête vite fait pour que plein d'autres en profitent.
Et pour finir, faire comme J MARC, se créer une sorte d'arbre généalogique, qui tôt ou tard nous aide à nous repérer, car du monde, il y en a, des personnages troublants et merveilleux, aussi.
MERCI

Anonyme
lun 07/08/2023 - 17:07

J ai lu ce livre en 4 jours..il faut dès le debut faire un arbre genealogique car on risque d abandonner vu la complexite des noms..mais ce livre m a bouleverse ..tres humain..les personnages sont tres attachants ainsi que la description des lieux..on entre dans cette histoire et on se sent impregne des lieux....envahi..aspire..Moi aussi je voudrais le relire pour memoriser plusieurs jolies phrases..j aurais aime en savoir davantage sur Svena, la mere de Eirikur..

GAb
lun 29/04/2024 - 14:07

Boaf. je dirais tout ça pour ça. du style, oui, de jolies phrases. mais l'ambiance pâteuse de cet amnésique perdu dans la lande islandaise colle rapidement aux pages. La complexité de l'arbre généalogique et des prénoms n'arrange rien, sans compter les circonvolutions de la narration dont la complexité là encore est juste un effet de style inutile. Bref, il se monte le bourrichon le Stefansson. Il sait très bien écrire, il le sait, et veut nous le montrer, quitte à en faire trop. Et, au final, il ne se passe rien. On s'en fiche finalement assez vite, et on sent la centaine de pages passée que rien ne va se passer. J'aime les romans noirs nordiques, et l'ambiance est alors un personnage à part entière. Là non, c'est un décor vide et froid, un peu artificiel, comme peint sur une toile d'un décor d'un vieux film des années 40. Finalement, page 582, fin. Et voila, juste une galerie de portraits à travers le temps, maquillé par cet artifice de l'amnésie, qui in fine n'est pas vraiment expliqué ni résolu. Un petit rajout au milieu du livre d'un chauffeur de bus qu'on découvre être une sorte de vision/envoyé du ciel, qui permet "d'expliquer" les histoires antérieures au narrateur. Un hommage en quelque sorte, au fantastique du maitre et la marguerite. Ok, mais finalement, qu'apporte-t-il vraiment? On l'enlève du récit et à mon avis, cela ne change rien, ni l'histoire (et pour cause, il y en a pas), ni les personnages, le narrateur restant finalement assez stoique devant ce qui lui arrive. Bref, mais ok, c'est un livre lent, stylistique, poétique,une démabulation dans les déserts glacés du passé et du présent. Soit. Mais alors, quelles insupportables allusions snobs, de musiques folks, de Paris, de Kierkegaard et autres écrivains. Bref, prétentionisme snob de l'écrivain étranger résident dans le 6e qui irrite. Ma critique au final? Je dirais mes 300 dernières pages les plus longues depuis très longtemps.

Chanbrude
mer 24/07/2024 - 17:35

Ouf, j'y suis arrivée, jusqu'à la fin et déjà en manque. Touchée par la poésie, les lieux, les personnages j'ai pourtant failli m'y perdre et me décourager.
J'ai aimé l'écriture, les différentes histoires racontées, les sentiments depeints. Ce livre va marquer ma mémoire et je pense le relire maintenant que j'ai compris tous les liens afin de le savourer davantage.
Très bonne lecture. Rare.

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