Taba-Taba
Infos & réservation
Thème
Patrick Deville se livre à une sorte d'autobiographie familiale - de saga diraient certains, si elle n'était empreinte d'une infinie nostalgie et émaillée de douleurs - un siècle et demi durant - de 1862 au 11 mars 2017.
1862 , c'est la fondation, suivant un décret impérial, d'un Lazaret sur le site de Mindin aux bords de l'estuaire de Saint Nazaire. Bassin de quarantaine, sinistre mais ô combien utile, ce Lazaret là accueillait les pestiférés ou ceux suspectés de contamination, de retour des Caraïbes, tels les pauvres troupes de Napoléon III envoyées au casse pipe au Mexique pour y installer un improbable Maximilien. Ainsi, à bord de trois mâts croulant de richesses ou de volatiles exotiques se côtoyaient de beaux messieurs tout vêtus de blanc, des soldats en déroute et de pauvres hères condamnés au moins à l'isolement total, contrastant avec le fabuleux développement de Nantes et de Saint Nazaire, juste en face, alors à l'apogée de la révolution industrielle.
C'est dans ce Lazaret précisément, qui se transformera bientôt en asile psychiatrique, que nous allons retrouver le bactériologiste Alexandre Yersin, héros de "La Peste et le Choléra", un des précédent tomes de la longue fresque Devillienne " Sic Transit Gloria Mundi" , le père de l'auteur, administrateur de l'asile, sa grand tante "Monne", l'institutrice archiviste de la famille qui lui apprit à lire, Patrick Deville lui même qui y est né et qui y passera de longs mois souffrant d'une malformation congénitale.
De temps à autres, on y rencontre un pauvre bougre, retraité échoué de la marine, psalmodiant ce "Taba-Taba-Taba", mélopée lancinante ramenée de Madagascar et qui donne le titre de cet ouvrage puissant et mélancolique, cheminant Cahin Caha dans le Tohu Bohu de l'Histoire. Le décor est planté, le ton est donné, la chronique familiale peut se développer à rebours du temps, selon un rythme obsessionnel et rigoureux où des gens très ordinaires mais souvent héroïques sont ballotés de guerre en guerre, de souffrances en sacrifices, dans l'indifférence et la dignité. Plongeant dans plus d'un siècle d'archives familiales et dans la lecture des journaux du temps, suivant au volant de sa vieille Passat les traces de ses aïeux, Patrick Deville traverse la France, une France parfois grise et minuscule très 3ème République, de Soissons à Sedan, de Dôle à Sorèze, une France souvent combattante ou défigurée, de Fachoda à Verdun et des batailles de la Somme jusqu'à Sétif, une France de cœur et d'esprit, où l'on croise Proust et Rimbaud, Cendrars et Victor Hugo, Romain Gary, Joseph Kessel, Stanley et Emin Pacha, les résistants du Vercors... et même Abdel Kader !
Points forts
1/ L'émotion. C'est le livre d'une génération, de celle qui, arrivée aujourd'hui au crépuscule de la vie, se souvient, par ouï dire ou par sa propre expérience de presque 3 guerres, comme le grand père Deville qui est revenu de la grande guerre puis de la guerre 40 ,"sur ses 4 pattes". Une génération qui a connu les vies brisées, les bouleversements de l'Histoire, l'anéantissement de peuples mais qui renait devant la promesse d'une aube nouvelle régénérée par la culture, la permanence des civilisations et... l'amour enfin!
2/ La langue. La précision"chirurgicale" du vocabulaire, la fluidité du style, le rythme de l'écriture ; chez Deville, tout est dans le détail. De la première ligne à la dernière, on est "pris"sous le charme d'une langue d'artisan avec ses mots simples mais rares contrastant avec une profusion de citations littéraires et de références historiques. On rebondit sans cesse sur des micro évènements apparemment dérisoires mais responsables des plus grands bouleversements.
3/ La construction de "ce roman sans fiction": à la fois livre d'histoire , manuel de géographie, traité de sociologie, inépuisable livret de famille...Inlassable voyageur, l'auteur nous entraîne à la rencontre de héros romantiques et à la (re)découverte de lieux mythiques. Taba nous captive, c'est un roman d'aventures ouvert sur le large !
Quelques réserves
A force de changements de pied, d'allers et retours chaotiques, d'accélérations sur les chapeaux de roue, de cul de sacs non signalés, la vieille Passat sort quelquefois de la route.... et le lecteur se trouve perdu dans des digressions planétaires ou exotiques, des incidentes politiques, au carrefour de personnages secondaires pour la généalogie mais terriblement importants aux yeux de l'aventurier Deville, tels ce maréchal Lord Kitchener ou le jeune Winston Churchill ou encore ce roi de Patagonie. Ailleurs, la petite ville industrieuse de Pont à Mousson, traversée presque par hasard sur la route du Sud, se transcende soudainement en un poème symboliste à l'évocation des plaques d'égout qui portent son nom dans toutes les villes de France, évoquant un gigantesque "pont asiatique perdu dans la brume sous des pluies diluviennes"
Parfois on s'égare, quoique délicieusement, "au fond de la mer en apnée" ou dans des "lieux lointains" pour simplement, selon l'auteur, échapper à la "myopie du gallocentrisme". Le Lazaret parait alors bien loin. Mais, comme l'écrit Patrick Deville, à la dernière ligne de la dernière page, et plongé dans l'enfer de l'insurrection malgache de 1947: "Je vais essayer d'oublier le Lazaret"... et nous, nous pourrons oublier cet apparent point faible sans importance.
Encore un mot...
Les racines d'une famille française ordinaire plongée dans le chaos de l'histoire : noblesse des âmes, générosité des cœurs. Mais, en relisant le dernier chapitre de cette grande fresque romanesque, envoûté par le lyrisme du narrateur devenu voyageur forcené et intrépide, du Vietnam au Liban, de Khartoum à Bamako ou à Camerone , du Lazaret de Saint Nazaire à Antanarivo et à Mada où il ramenait Taba-Taba sous les balles , subjugué par ses rencontres avec des personnages exceptionnels mus par un idéal d'un autre âge, il me vient un troisième mot, une énième référence: "Crabe tambour", vaste métaphore du déclin de la France coloniale.
Une phrase
"En 1918, il est au milieu des troupes qui marchent vers l'Est comme si elles vengeaient à la fois la défaite de Sedan en 1870 et la destruction de Soissons en 1916. Il se tient devant "cette Allemagne vaincue où nous allions entrer demain" et "tout cela formait pour un Français de vingt ans, nourri d'histoire, une perspective triomphante. Je pensais à nos maîtres nés dans l'humiliation et la défaite, je pensais à Flaubert, à Taine, à Renan, s'interrogeant sur leurs responsabilités, se demandant si la France avait encore un avenir. La réponse venait enfin, nous étions sur le Rhin, l'Europe ouverte devant nous" (souvenirs de Jean Mistler d'Auriol, coreligionnaire de Paul, l'aïeul gymnaste, au collège de Sorèze, p.318)
L'auteur
Patrick Deville, l'écrivain voyageur français par excellence est l'auteur, à 60 ans, d'une quinzaine d'ouvrages dont "La Peste et Le Choléra" qui lui valut l'éloge unanime de la critique et le prix Fémina en 2012. Il a bourlingué sur tous les continents, du Nigéria à Cuba, du Moyen Orient à l'Amérique Centrale, revenant toujours au port de sa naissance à deux pas de saint Nazaire et du Lazaret de son enfance ; l'auteur de la quadrilogie en "a"(Pura Vida, Viva, Equatoria, Kampuchea), pépite du roman historique, suit à la trace les grands destins du monde, de Trotski à Che Guevara, d'Alexandre Yersin à André Breton...
Ajouter un commentaire