Long Island

De l'Irlande aux États-Unis au vingtième siècle. Un superbe roman sur l'exil
De
Colm Toibin
Grasset
Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson
Parution le 21 août 2024
397 pages
24 €
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Thème

 Très jeune, Eilis Lacey a quitté Enniscorthy, sa ville natale située dans le Comté de Wexford, au sud de la République d'Irlande. Comme tant d’autres, touchés par le chômage qui frappait son pays dans les années 50, elle a émigré vers les Etats-Unis avec une embauche en vue, grâce à Rose, sa sœur aînée qui s’est un peu sacrifiée pour elle. En Amérique, elle a rencontré Tony, un Italo-américain et l’a vite épousé, et avec lui toute sa famille en prime, Enzo, Mauro et Franck Fiorello, ses trois frères, Lena et Clara, ses deux belles-sœurs et Francesca, la belle-mère. Une belle-mère qui règne sur le clan avec un petit faible pour Eilis, la seule qui ne vienne pas de la Péninsule, mais la plus intelligente et la plus discrète de ses trois brus.

Tout ce petit monde vit dans la même rue en impasse de Lindenhurst, sur la presqu'île de Long Island, autour de New-York, et se retrouve invariablement le dimanche pour un déjeuner interminable justifiant à lui seul la rupture. Deux enfants sont nés de son mariage. Eilis n’est revenue qu’une fois en Irlande depuis qu’elle a quitté son île, à la mort de sa sœur, vingt ans plus tôt. Rien ne semble en somme devoir bouleverser cette routine qui pourrait passer pour heureuse, jusqu’au jour où elle reçoit à domicile la visite d’un homme très agressif qui lui apprend sans détour que sa femme est enceinte des œuvres de Tony ; et de lui asséner qu’il se débarrassera de l’enfant dès sa naissance, à charge pour le père d’assumer ses basses œuvres.

La famille Fiorello désapprouve à l’unanimité le comportement de Tony mais cherche à le couvrir comme on le fait toujours avec un membre du clan, tout en spéculant sur le pardon d’Eilis. Mais Eilis ne pardonne pas ; elle décide de laisser Tony et les siens gérer cette naissance scandaleuse et profite du prochain anniversaire de sa mère pour rejoindre Dublin avec Rosella et Larry, ses deux enfants qui pourront faire ainsi la connaissance de leur grand-mère irlandaise. De retour dans sa ville natale, elle va renouer ses liens avec les relations et les amis d’autrefois, Nancy, veuve de George, qui doit bientôt marier sa fille Miriam, Jim Farell, patron de pub avec lequel elle a eu une idylle vingt ans plus tôt, et bien d’autres. Reviendra-t-elle finalement à Long Island pour reprendre le cours de sa vie avec Tony qui l’attend, perdu entre divers sentiments allant de la confusion à la honte, optera-t-elle plutôt pour le divorce et sa réinstallation définitive en Irlande, et pourquoi pas avec Jim Farell qu’elle a aimé autrefois et qui semble l’avoir attendue, jusque-là en vain ?

Points forts

  •  Une belle suite donnée à Brooklyn et à Nora Webster qui traitent respectivement de l’exil et de l’Irlande de ces années 50, d’Enniscorthy, archétype d’une société de province sclérosée, cancanière, jalouse et suspicieuse, avec en contrepoint, à l’instar de Nora Webster, une femme seule devant ses défis, déterminée et courageuse, affranchie en dépit du poids des clans. 

  •  Une lecture subliminale de l’exil sur lequel Eilis s’interdit de s’interroger pour ne pas réouvrir la plaie béante laissée dès le premier jour par l’éloignement des siens.

  •  Une étude subtile, fine et pudique des caractères, des sentiments et des relations dans les deux sociétés, celle de l’Amérique issue de l’immigration, à peine affranchie de ses origines, celle de l’Irlande compassée, restée figée dans ses manières et ses rituels. 

Quelques réserves

 Aucune !

L’auteur excelle dans ce type d’introspection. Sauf à considérer qu’il coupe les cheveux en quatre quand il distille les phases de la réflexion intérieure de ses trois personnages clefs, Eilis, Nancy et Jim.

Encore un mot...

Colm Toibin est depuis longtemps passé maître dans l’introspection psychologique. La pudeur domine chez ses personnages, héritée sans doute d’une éducation puritaine, mais leurs tourments n’en sont pas moins violents. L’auteur les aborde à merveille sans jamais les définir, en disséquant leurs actions et leurs choix, leurs réflexions profondes aussi ; mais il laisse en même temps une grande autonomie d’analyse au lecteur. Eilis est-elle réellement blessée par l’adultère de Tony ou profite-t-elle de sa faute pour lever le camp ? Est-elle lassée de Tony ou plutôt éprouvée par l’exil ? Jim est-il vraiment l’homme qu’elle aime ou le prétexte qu’elle s’invente pour se venger d’un mari volage et de son clan ? Ou celui qu’elle aurait dû épouser pour éviter la rupture avec les siens ? Rien n’est manichéen, tout est subtil, aléatoire, incertain, humain.

Dans la droite ligne de son récent chef d’œuvre, le Magicien, qui évoquait la personnalité complexe de Thomas Mann, le grand auteur allemand, les thèmes abordés sont graves, l’exil, l’adultère et la duperie, le jugement des autres, la liberté individuelle, la rupture, le sort des femmes dans ces sociétés en pleine évolution… Un propos assez féministe aussi, pas dans son sens syndical, plutôt celui du féminisme du point de vue de l’homme si ce n'est pas incongru de l'envisager ainsi, un point de vue qui s'inspire du respect pour les femmes, ne donne pas de leçon et démontre leur intelligence et leur force de caractère, celle d’Eilis, l’héroïne bien sûr, mais aussi bien celles de sa mère et de sa belle-mère, opposées à la pusillanimité des hommes.

Une phrase

“ Elle essayait de ne plus penser à la visite de cet homme, mais le son de sa voix lui revenait sans prévenir, comme une variation de lumière ou une chute de température qui la faisait frissonner.” (page 57).

L'auteur

Colm Toibin, né en 1955, partage sa vie entre son Irlande natale et la Catalogne, parle le catalan mais écrit dans la langue de James Joyce. Il a pratiqué le journalisme et contribué à diverses revues. Féru d'art, il est membre influent d'une organisation irlandaise de promotion des arts, Aosdana.

Sa production littéraire est abondante et les prix le distinguant sont légion. Ainsi et parmi eux, le E.M. Forster de l'American Academy of Arts and Letters en 1995, et pas moins de cinq prix pour The Master en 2005 (évocation d’Henry James) dont celui du Meilleur Livre Etranger. Une dizaine de ses titres ont été traduits en français.

 Son œuvre traite de l'Irlande de sa jeunesse, accessoirement et pour mieux illustrer les pesanteurs d'une société catholique rigoureuse, de la culture de l'exil qu'elle inspire (cf. son roman Brooklyn), des relations sociales et familiales qui s'y trament en particulier de celle entre une mère et son fils abordée incidemment dans Nora Webster et dans une série de nouvelles parues sous le titre Mother and Sons.

 Le Magicien publié en 2022 chez Grasset (évocation de Thomas Mann) a rencontré un franc succès.

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