Loin d'ici, près de nulle part

Les fractures économiques et sociales de l'Ukraine post-soviétique. Un roman éclairant et pourtant très sombre…
De
Artem Chapeye
Les Éditions Bleu & Jaune
Traduit de l'ukrainien par Justine Donche-Horetska
Parution le 4 novembre 2021
282 pages
22 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

« Pourquoi tant d'hommes et de femmes dans le monde décident-ils de tout quitter – patrie, famille, amis – et de partir dans un pays lointain où tout est étranger, et où l'avenir est si inconnu et incertain ? » 

Dans la ville ukrainienne de Bily Sad pendant les années post-soviétiques, le chômage touche même les plus diplômés. Finie la sécurité de l'emploi depuis la dénationalisation des entreprises industrielles et leur rachat par des oligarques dont le souci premier est la rentabilité. 

Les ingénieurs Youriï et Olga Tkatchouk s'inquiètent pour l'avenir de leurs fils. Comment sortir de la précarité et assumer financièrement leurs études supérieures ? Faut-il que l'un de nous deux parte travailler à l'étranger ? Youriï part six mois aux Etats-Unis d'où il rentre sans un sou. Olga choisit alors de tenter sa chance en Italie où elle devient badante, esclave des temps modernes au service de personnes âgées. 

Loin d'ici, près de nulle part raconte l'éclatement de la famille Tkatchouk et des valeurs familiales en général. Le couple se sépare et les enfants restés à Bily Sad méprisent leurs « parents-billets » qui de l'étranger leur envoient de l'argent et se considèrent des « orphelins sociaux ». Les générations sont fracturées par une incompréhension réciproque. Et les aînés assistent impuissants à la montée du nationalisme et du racisme au sein de la jeune génération. 

Mais le racisme, ici, n'est pas que l'affaire des Ukrainiens qui redoutent la concurrence économique des migrants du Caucase et de l'Asie centrale. Artem Chapeye s'attache aussi à illustrer le racisme sous toutes ses formes, dans tous les pays, dont la Russie, les Etats-Unis, l’Italie et en Amérique centrale. Et, partout, le racisme entre les migrants eux-mêmes.

Points forts

  • Le titre du livre qui évoque d'emblée l'éternel déchirement des migrants et celui de leur famille. Ainsi que l'exergue « Vous êtes tous une génération perdue » (Gertrude Stein à Ernest Hemingway) qui résume le mal-être qui règne à Bily Sad.
  • Les descriptions de Bily Sad, ville industrielle en déshérence, et de son climat social embrumé par l'alcool, la violence et la corruption. 
  • Le style immédiat et direct apporte un peu de “légèreté” à la lecture de ce roman sans concession.

Quelques réserves

Les passages des monologues intérieurs qui, sans ponctuation précise, mélangent divagations intimes, conversations et récits factuels peuvent désarçonner certains lecteurs, mais quand on a pris le rythme on se laisse embarquer sans déplaisir par ce style de narration.

Encore un mot...

Dans Loin d'ici, près de nulle part publié en Ukraine en 2015, la guerre du Donbass en 2014 n'est pas au centre de l'histoire mais elle n'est en revanche jamais bien loin. 

Artem Chapeye a un regard lucide, sans illusion sur son pays à cette époque-là. Mais nous qui connaissons les événements actuels en Ukraine, nous savons que cette jeunesse qui semblait alors perdue et désabusée sait aussi se montrer très courageuse quand il s’agit de se battre pour son pays et de protéger les aînés.

Une phrase

« Les émigrés et les travailleurs migrants s'envolent de leur terre fatale en formation en V, et l'on entend encore longtemps leur craquètement, comme si le triste chant des grues résonnait dans le lointain. 
Un jour, leurs compatriotes diront à leur sujet : « Notre élite est éparpillée à travers le monde. » Peut-être pas avec ces mots -là, mais ils le diront à coup sûr. Et, pour l'instant, on les pleure, parce que leur pays natal n'a pas su les retenir, ni apprécier cette fine fleur.
Face à la misère, un peuple sage et vaillant se préoccupe surtout de ses enfants, car ils représentent l'avenir du peuple. Les mères sacrifient ce qu'elles ont de plus cher : la possibilité d'être auprès de leur enfant.(...) Mais peut-on blâmer une mère ou un père qui refusent que leur enfant endure toute sa vie l'humiliation par la misère et la faim ? Nous on est vieux, on s'en sortira. Nous donnons tout pour nous enfants. Qu'ils souffrent un peu, mais se fassent au moins une place dans la société. Qu'ils aient une chance d'avoir un avenir digne. » (p. 205)

L'auteur

Artem Chapeyre est un écrivain, journaliste et traducteur ukrainien. 

Né en 1981 à Kolomyïa, en Ukraine occidentale, il obtient un diplôme de philosophie à l'Académie Mohyla de Kiev. Il a passé un an et demi à vivre, à travailler et à voyager aux Etats-Unis et en Amérique centrale. 

Plusieurs de ses récits ont été traduits en anglais, en polonais, en tchèque et en slovène. Il fait partie des auteurs publiés en 2016 dans la série Best European Fiction. Il a été lauréat de la bourse de L'Initiative de l'Europe centrale pour les écrivains en résidence (Slovénie) et de la bourse Paul Celan pour les traducteurs (Autriche).

Reporter pendant la guerre du Donbass, A. Chapeye a été deux fois finaliste du prix journalistique Honneur de la profession. En 2015, il coécrit avec Kateryna Serhatskova un recueil de reportages sur la guerre du Donbass qui a été finaliste du prix Kurt Schork en journalisme international.

Quatre fois finaliste du prix BBC Livre de l'année en Ukraine, y compris avec Loin d'ici, près de nulle part en 2015, A. Chapeye est l'un des auteurs ukrainiens les plus en vogue.

En mars 2022, il s'est engagé dans la défense militaire ukrainienne contre l'envahisseur russe.

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