Les petites chaises rouges

Une écriture éblouissante sur un sujet très sombre, et dérangeant
De
Edna O’Brien
Editions Sabine Wespieser
Notre recommandation
4/5

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Thème

Dès qu’il franchit le seuil de l’unique pub ouvert dans ce trou perdu d’Irlande, l’étranger suscite la fascination. Vladimir Dragan est originaire du Monténégro. Il entend s’établir comme guérisseur. On lui trouve un logement, un cabinet médical, et sa première cliente, une des quatre nonnes du lieu, sort de sa séance totalement régénérée. Rien d’étonnant à ce que Fidelma, très belle et mariée à un homme bien plus âgé qu’elle, tombe sous le charme.

L’idylle s’interrompt quand Dragan est arrêté. Recherché par toutes les polices, il a vécu à Cloonoila sous un faux nom. Inculpé pour génocide, nettoyage ethnique, massacres, tortures, il est emmené à La Haye, où il rendra compte de ses crimes. Après l’arrestation de Vladimir, il est impossible pour Fidelma de rester en Irlande. Réfugiée à Londres, dans le monde souterrain des laissés-pour-compte, elle vit de petits boulots, hantée par une honte indépassable, et par la terreur. L'auteur donne ici le ton dès le titre, par ailleurs fort intrigant et que l'introduction vient éclairer: 11 541 petites chaises rouges ont été installées à Sarajevo en 2012 pour commémorer la mémoire des victimes du siège par les forces serbes de Bosnie, chaque chaise représentant une victime.

Points forts

-Avec une infinie tendresse et une infinie compassion, la romancière  se penche sur le destin d’une femme ordinaire, que sa naïveté a rendue audacieuse, et dont l’existence a été ravagée pour avoir vécu, sans savoir à qui elle avait affaire, une brève histoire d’amour avec l’un des monstres les plus sanguinaires du XXe siècle.

- La prose d’Edna O’Brien est éblouissante : comme dans la vie, passant de la romance à l’horreur, d’un lyrisme tremblé au réalisme le plus cru, de la beauté au sentiment d’effroi le plus profond, elle nous donne, avec ce roman de la culpabilité et de la déchéance d’une femme, à voir les recoins les plus sombres de l’âme humaine

-Un mélange habile de thriller, de roman historico-politique et de romance. Une œuvre qu'elle confesse avoir eu du mal à écrire: "Vous ne pouvez pas écrire sur un génocide et ces évènements terribles, et sortir dîner".

- Le yin et le yang, le vide et le plein, la lumière et l'ombre, l'homme et la bête, cohabitent en effet en chacun d'entre nous. Hitler, Staline et autres monstres jalonnant l'Histoire et l'actualité en sont la preuve. Pourquoi certains êtres portent-il en eux une part d'ombre aussi terrible et semblent-ils n'en avoir aucune conscience ? Pourquoi ont-ils même le sentiment de faire ce qui est bon et juste, en agissant de manière aussi effroyable? A cela, nul ne peut répondre.

- Cette aisance et ce talent remarquables "à passer de la romance à l'horreur, d'un lyrisme tremblé au réalisme le plus cru, de la beauté à l'effroi le plus pur," jonglant avec les différents registres de langue, glissant d'une émotion à une autre, d'une voix à une autre, d'un univers à un autre... Il y a cette écriture éblouissante, tour à tour paisible, tourmentée ou rageuse, comme l'eau changeante des rivières du pays natal. Et toujours, cette poésie et ce lyrisme bouleversants, qui donnent lieu à des descriptions somptueuses, comme celle de la rivière de Cloonoila, au tout début du roman.

- Le texte n'est pas dénué d'humour et Edna s'en donne à cœur joie dans sa description, délicieusement féroce, du Père Damien, véritable cliché du prêtre irlandais, ou celle de la téméraire Sœur Bonaventure (page 51)

- Ce roman, qui donne la parole aux migrants, aux exclus, est aussi par bien des côtés extrêmement dérangeant. Car s'il s'interroge sur le Mal et sur les rapports ambigus qu'entretient l'homme avec lui, il ose poser des questions morales essentielles et très complexes: l'innocence est-elle toujours aussi destructrice et bafouée qu'elle semble l'être aujourd'hui? Doit-on se fermer à l'Autre -l'étranger, l'inconnu- sous prétexte qu'il peut cacher un loup? Doit-on cesser de faire confiance de peur d'être trompé dans un monde devenu déjà tellement individualiste? Ou faut-il au contraire continuer à croire en l'Homme et en l'Amour comme réponse et comme rempart à l'obscurité?

Quelques réserves

- J'ai  moins apprécié la seconde partie du roman, dépouillée de tout intensité dramatique, qui décrit l'errance de Fidelma en exil à Londres, sa vie parmi d'autres réfugiés de toute nationalités, traumatisés par l'atrocité des guerres qu'ils ont fui. Chacun y raconte son histoire, c'est bouleversant mais j'ai trouvé cette longue litanie de destins tragiques un peu lassante.

- Je n'ai eu d'empathie pour aucun des personnages.

Encore un mot...

On ne sort pas indemne de la lecture de ce roman.

Ame fragile, s'abstenir.

L'auteur

Née en 1930 dans un petit village catholique en Irlande, Edna O’Brien grandit dans une ferme isolée entre une mère sévère et un père alcoolique. Après le pensionnat, elle part à Dublin pour suivre des études en pharmacie. En 1952 elle épouse, contre l'avis de sa mère, l'écrivain juif d'origine tchèque, Ernest Gébler, et s'installe à Londres. Ses débuts littéraires datent de 1960, année de la parution du premier volet de la trilogie qui la rendit célèbre, The Country Girls Trilogy. N'épargnant ni les superstitions, ni le fanatisme religieux, ni l'ordre moral d'une Irlande catholique et nationaliste, ses premiers livres, publiés en Angleterre, ont longtemps été interdits en Irlande, à cause de leur contenu explicite quant à la sexualité. 

Ses romans et nouvelles tournent autour des sentiments des femmes, prises dans le carcan de leur éducation stricte, et de leurs relations souvent frustrées avec les hommes; la politique, l’histoire et l’amour y occupent une place prépondérante, et tous remettent en cause l'ordre moral de l'Irlande catholique et nationaliste.

Avec "Les petites chaises rouges" Edna O'Brien s'empare d’un sujet d'actualité et de société brûlant, qui dépasse les frontières de la seule Irlande. C'est sa première fiction depuis dix ans. Ce roman fait écho à certains de ses romans que je qualifierais de plus politiques, ou moins intimistes, notamment La maison du splendide isolement, qui mettait en scène un terroriste irlandais en cavale, ou Tu ne tueras point, histoire d’une adolescente violée et obligée d’aller se faire avorter en Angleterre.

Commentaires

Benoît DAVID
ven 14/10/2016 - 08:45

Bravo pour cette critique remarquable, pleine de sens et d'émotions où nous ressentons dans cette oeuvre une ambiance lourde, marquante et poignante avec cependant quelques espoirs sur une Société humaine féroce et en mal être où les mots de paix; d' amour et de lucidité trouvent encore leur place..

A lire cette critique je n'ai pas envie de m'assoir sur les petites chaises rouges...
En revanche Je salue avec enthousiasme la tonalité de l' expression de Hélène Kolsky, la justesse de ses mots , son ressenti dans l'écriture qu'elle nous fait partager à travers ses descriptions littéraires qui présentent bien la profondeur et l'état d'esprit intérieur d'une femme auteure qui avance doucement vers une libération.

Tout à cet instant me pousse à donner une immense valeur au dernier prix Nobel* de littérature qui dans son expression et dans ses impressions depuis plus de 50 ans bouscule le regard que nous pouvons avoir sur le Monde, dans un salon en ville bien assis sur un fauteuil empire.
.
Bravo à vous.

* Prix Nobel décerné à Bob Dylan ce 13 octobre 2016

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