Les Nuits d’été

Spécial rentrée littéraire. Un roman superbe et poignant sur la classe ouvrière d’aujourd’hui : dans le Jura, l’été de trois amis d’enfance à l’usine
De
Thomas FLAHAUT
Les éditions de l’Olivier,
224 pages,
18 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Cette année, l’été réunit Thomas, sa sœur jumelle Louise et leur ami d’enfance Mehdi. On est dans le Jura, à la frontière franco-suisse, aux Verrières, où vivent les « darons » délabrés par l’usine locale. Les machines ont fait leur œuvre destructrice sur les corps et les âmes. C’est dans cette usine que Thomas va passer l’été : il a échoué à ses examens, ne pourra plus reprendre l’université – ce qu’il n’ose dire à ses parents ; reste à gagner une poignée d’euros avec ce boulot d’intérimaire de nuit chez Lacombe où trime aussi son ami Mehdi. Quant à Louise, qui prépare une thèse sur les ouvriers frontaliers du Jura, elle rentre au bercail se remettre d’une déception amoureuse et enquêter sur le terrain. Voilà plantés les jalons d’un été particulier, à la fois mélancolique et violent, un flux continu dans lequel les personnages vont se laisser flotter… jusqu’au sursaut.

Points forts

Thomas Flahaut donne sa forme littéraire à une expérience personnelle: une saison en usine. Fils d’ouvrier, l’auteur a lui-même connu quelques mois de travail dans une usine du Jura bernois. Jusque-là, dit-il dans une interview accordée aux Inrocks, il ne connaissait de l’usine que “ la cicatrice sur le dos de la main de son père, l’annulaire coupé d’un de ses grands-pères et le corps brisé de l’autre” . Malgré l’épuisement, il a réuni chaque matin dans ce qu’il appelle “un herbier d’usine”, les sensations, les odeurs, les couleurs de son expérience en attendant que celle-ci trouve sa forme écrite. Il s’est aussi nourri d’une littérature qui explorait le monde ouvrier – Robert Linhart, Leslie Kaplan, Simone Weil…

  D’une écriture précise et gracieuse, Thomas Flahaut restitue magnifiquement mais dans la sobriété ce qu’éprouve son alter ego littéraire, le jeune Thomas du roman. La fatigue, le lent et sûr délitement d’un corps trop frêle pour supporter la cadence de la machine et l’inversion du jour et de la nuit…L’auteur sait aussi très bien évoquer la forêt, la montagne et ses lueurs changeantes. Il fait de l’usine elle-même une sorte de bête féroce fantastique, au halo irréel fascinant et effrayant. Une sorte d’animal venu d’ailleurs – ce qu’elle est pour Thomas qui n’a encore jamais vu ni vécu l’usine Lacombe.

  L’émotion est partout. Certains passages sont extrêmement poignants dans ce livre qui parle des espoirs trahis et des illusions perdues des darons, broyés par les machines, et de la jeune génération – tous les Thomas, les Mehdi, qui héritent de la colère et de la peur de leurs pères sans avoir aucune idéologie dans laquelle les investir. Que devenir, dans une petite ville frontalière de l’Est où l’on va chercher du travail en Suisse sous le regard méfiant des locaux, où le futur prend la forme du désarroi et de l’ennui, de l’alcool et des joints ? Et que dire du sentiment de révolte que provoque chez le lecteur la précarisation du travail dans cette région (comme ailleurs), la violence avec laquelle on embauche et jette à l’envie des intérimaires dont on piétine la dignité, voire les droits ?

 L’été est bien gris, donc, et tire même sur le noir dans ce roman où, cependant, brûle une flamme : l’amour. Le temps d’une saison en enfer, Mehdi et Louise vont connaître leur passage à l’âge adulte dans les bras l’un de l’autre. Une parenthèse de pureté qui fait du bien dans ce livre mélancolique, de même que la réconciliation entre Thomas et son père et le brasier qui emporte comme un feu de joie les murs de l’usine Lacombe.

Quelques réserves

Le fond conditionne la forme dans ce roman qui évoque la fatigue, le délitement, l’ennui… Forcément, c’est lent et ça ne plaira pas à tout le monde. Mais est-ce une faiblesse ?

Encore un mot...

Le livre réveille chez le lecteur d’autres romans de classe et de génération.  Premier du genre que j’aie lu autrefois, 325 000 Francs, de Roger Vailland (Le Livre de Poche, publication originale 1955) m’avait profondément marquée. Plus récemment, je pense évidemment à l’excellent Leurs Enfants après eux, de Nicolas Mathieu, (Actes Sud, prix Goncourt 2018) où des adolescents se cherchent une voie au pied des hauts-fourneaux fermés. Mais on pourra lire aussi, dans une veine parente, le A la ligne de Joseph Pontus (La Table Ronde, 2019) qui évoque en vers libres l’expérience de l’auteur dans le secteur alimentaire. Je retiendrai enfin Qui a tué mon père ? de Edouard Louis (Seuil 2018), et En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil 2014), du même auteur.

Une phrase

« Il avait souvent imaginé son père dans cette usine, mettant toutes ses forces, au long de la nuit, pour suivre la cadence de la chaîne. Mais la surprise de ne pas trouver chez Lacombe ce décor mythique ne l’empêche pas de voir que si la chaîne d’assemblage s’est métamorphosée, sa cadence, qui propulsait Charlot dans des rouages monstrueux, elle, n’a pas disparu. Peut-être est-elle plus sournoise encore. »

L'auteur

 Après avoir étudié le théâtre à Strasbourg, Thomas Flahaut s’installe en Suisse et suit un cursus en écriture littéraire. Il se fait remarquer avec son premier roman, Ostwald (L’Olivier, 2017), roman d’anticipation d’une errance post-apocalyptique qui sera finaliste du prix Stanislas et du prix de la Vocation. Né en 1991 à Montbéliard, dans le Doubs, Thomas Flahaut vit aujourd’hui à Lausanne. Il y travaille et y a cofondé un collectif littéraire franco-suisse (Hétérotrophes). Il publie également dans des revues romandes des textes en lien avec le rapport de sa génération au travail, et à l’univers de l’usine.

 

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