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Thème
Le 14 février 842, dans ce froid de gueux qui règne alors entre ILL et Rhin, 2 petits fils de Carolus Magnus, Charles le Chauve et Louis le Germanique, signent le pacte d'Argentaria (maisnunc Strazburg vulgo dicitur!) pour se partager l'empire Franc ... aux frais du troisième héritier, Lothaire.
Une étrange brume flotte soudain sur les lèvres des ducs et soldats . C'est à ce moment précis que se balbutient les premiers mots de français , mâtinés de latin bien sûr.
Cette brume, c'est la langue française, à vocation universelle, qui vient donc de naître. Oh très modestement : quelques vers, enfantés et "consacrés" par Nithard, chroniqueur de Charles le Chauve, fils de Bertha, elle même fille préférée de Charlemagne.
A quoi tient le hasard, le hasard d'une origine ; pour Pascal Quignard c'est miraculeux ; un souffle humain dans l'air froid change de langue, "dans le moment fou du transfert littéral".
Mais l'auteur très bien documenté se révèle beaucoup plus explicite. Voici les scènes de ce véritable film d'époque:
1. Les évêques préparent le texte du sacramentum en lingua latina
2. les 2 rois "croisent" leurs langues respectivement (comme on le ferait avec des morceaux de terre cuites brisés, nous dit l'auteur).
3. Louis, le roi franc germain, prête serment en lingua romana (le français naissant). Charles, le roi Franc de l'Occident, prononce le serment en ce qui va devenir l'allemand, puis les ducs déclament, devant leurs troupes respectives et dans leur langue propre (lingua rustiqua), les termes de ce pacte à mort. Reste à Nithard , le copiste devenu secrétaire palatial, la tâche de transcrire sur une peau de veau "La Rosette trilingue de l'Europe". Voici les quelques mots de conclusion en nouveau "François": "Si Lodhuwigs sagrament que son fadre Karlo jurat ni je ni nul qui en puissent returnar, En nulle aide contre Lodhuwighs ne serai".
Comme chacun sait, l'Empire Franc fut alors partagé en trois et, comme l'écrit Quignard, "l'Europe s'y lit déjà", une Europe étranglée par deux assauts associés : au sud les Arabes et venus de la mer du Nord, les Normann.
Mais " Les Larmes" sont bien autre chose qu'une leçon d'étymologie ou l' étude d'un linguiste distingué. Nous somme plongés pendant 215 pages, et une centaine d'années, dans l'univers des mythes, des croyances et de la religion des Carolingiens en but aux assauts des Barbares et à leur propres turpitudes: du sang et des larmes, de l'amour, courtois ou non, des miracles et des trahisons mais aussi des oiseaux qui tintinnabulent ou des chevaux qui s'étreignent crinières au vent, des rois fainéants, un abbé, Angilbert, gendre de Charlemagne, fondateur de l'abbaye de St Riquier, duc , époux et père, et qui fut canonisé, des femmes saintes et martyres et surtout deux frères jumeaux, Nithard le chroniqueur et Hartnid "cor inscrutable"(dépravé), sont, parmi d'autres, les ingrédients de cette immense fresque de sons, d'odeurs et de couleurs qui nous submergent et nous émerveillent, comme un immense rétable qui s'étendrait de Roncevaux à Aix la Chapelle.
Chaque page est un conte, un poème, fait historique ou légende, un mystère religieux, un "phénomène surnaturel", une révélation (une sidération)... exemples ? Saint Florent accrochant son manteau à un rayon de soleil (!) ou la tache indélébile d'Hughes le Sonneur qui abandonna son ombre sur la muraille en s'enfuyant devant sa femme vengeresse.
Points forts
"Les Larmes" est un roman bien sûr mais au sens propre du terme, imposant et "fantastique" comme une cathédrale de l'époque. Un roman mystique, religieux et populaire à la fois, une chanson de geste avant la lettre, bref une épopée . "Les Larmes", récit charnel mais tendre sur les combats, mœurs et croyances de l'époque carolingienne a au mois trois vertus essentielles:
1. Leur lecture est "captivante". On touche du doigt la gémellité contrariée des Nithard et Hartnid, on vibre aux exploits d'Anguilbert, le duc maritime, on meurt avec Hruolandus à Roncevaux, lapidé par les Basques (!), on pleure avec Frère Lucius....horrifié devant la dépouille de son chat vénéré. Nous écrivons l'histoire, à la suite de Grégoire (deTours),avec Frédégaire, Eginhard... et Nithard. Mais, attention :"Vae qui scribunt" cria le prophète Isaïe aux Hébreux!
"Les Larmes" c'est aussi l'histoire de l'Histoire, une sorte de compilation de "faits divers" en latin d'époque, donc compréhensibles , relatés au crépuscule du moyen âge carolingien.
2.Une leçon "d'identité". Nous sommes ici en l'an de grâce 878, à l'origine des racines de notre culture occidentale, sur les fonds baptismaux de la littérature française . Nous écoutons la Sanctae Eulaliae Sequentiae qui "s'élève de la bouche des moines de l'abbaye de Saint Amand les Eaux, en grand chant et en grande procession". L'Evêque accueille les reliques de Sainte Eulalie , martyre espagnole du 4e siècle. Trois ans plus tard, les fidèles, lors de la procession, chanteront le fameux Cantilène en Lingua Romana, premier ouvrage transcrit dans notre langue française initiée par Nithard.
3/Le bestiaire de Pascal Quignard. "Jadis les chevaux étaient libres....parfois les hommes et les bêtes chantaient ensemble", c'est ainsi que débute "Les Larmes", à la gloire du noble animal et par le mot fétiche de l'auteur: "jadis". Les descriptions, les portraits des animaux qui égaient nos vies et hantent nos nuits s'enchainent dans un tableau vivant. Oiseau attrapant le poisson, les 3 chiens du prince Dagobert, la chouette et la limace, l'abeille, le papillon, le petit merle noir et le geai bleu, une véritable arche de Noé, un monde poétique merveilleux.
4/Le style de l'écrivain, musical, fluide, inimitable
Méticuleux et précis dans les descriptions les plus délicates (cf. vie de la "confrérie" des lichens !!), dense et puissant dans les scènes historico-religieuses, le style de Quignard est unique. Il a ceci de particulier qu'il évite enchainements littéraires et effets de style. Les genres se juxtaposent naturellement. Tout s'imbrique, citations, récits, commentaires, références ,langues, sans mots superflus. Agrément de lecture incomparable, priorité au conte, place à la parabole et à l'émotion. "Les Larmes" est écrit comme un Evangile
Quelques réserves
Dès l'instant où l'on est passionné (par l'Histoire, la France, la Langue... ) on ne trouvera aucun défaut à cet ouvrage de valeur. Eblouissant mais moins facile que Laurent Deutsch.
Encore un mot...
Le récit fondateur de notre identité. Le roman fantastique de la francité.
L'auteur
Pascal Quignard, le plus réservé, voire le plus timide de nos grands écrivains contemporains, est certainement l'un des plus doués et des plus inspirés. Complet et complexe, il domine tous les genres littéraires, prose, poésie , contes et ballades, essais philosophiques, histoire... et les entremêle selon les harmoniques d'une petite musique bien à lui pour servir ses thèmes de prédilection : le silence, la découverte de soi, la fuite et le renoncement, le passé lointain (le " jadis", mot clé de l'auteur), la mort , le sexe (Eros et Thanatos) et le langage, "errant et précaire".
Naissance à Vesoul en 1948 de parents enseignants, études de philosophie avec Levinas, 1er essai à 20 ans, consacré à Sacher- Masoch (!) ce qui lui vaudra d'être remarqué par Gallimard où il rentre comme lecteur puis membre du comité de lecture (il en sera secrétaire général pendant 5 ans). Il enseigne à la Sorbonne et à l'Ecole Pratique des Hautes études (EHSS). Non sans polémique parfois mais avec une très grande humilité, il reçoit les plus grands prix littéraires : Prix des Critiques, Grand prix de l'Académie Française et Goncourt en tête, ce dernier pour les 3 premiers volumes de "Dernier Royaume".
Incroyablement prolifique, Pascal Quignard, auteur des "Escaliers de Chambord", de "Terrasse à Rome", de "Le Sexe et l'Effroi", de "Villa Amalia", plus récemment des "Solidarités mystérieuses", d'une trentaine de romans encore et d'autant de contes philosophiques, poèmes ou essais sur l'art et la littérature, a l'âme mystique et la musique au cœur. Organiste et violoncelliste, il écrivit, il y a 25 ans déjà, "Tous les matins du monde", ce chef d'œuvre de grâce et d'harmonie qui, porté à l'écran, nous fit aimer Marin Marais et Monsieur de Sainte Colombe et leur musique délicate et sensuelle.
Commentaires
Absolument d'accord avec ce commentaire ! ET pourtant j'ai failli abandonner le livre après quelques pages : abscons, décousu,où allions nous?...mais la magie poétique opérait avant que l'intelligence du texte n'apparaisse... cette écriture, ce texte m'a enveloppée, et aiguisée en même temps.C'est un livre précieux, plein,aux échos infinis :je vais m'empresser de l'acheter en plusieurs exemplaires pour l'offrir et me l'offrir puisque j'ai du le rendre à la médiathèque.
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