Le Trésorier-payeur

Un Rimbaud ivre d’amour à la Banque de France. Un chef-d'œuvre ?
De
Yannick Haenel
Gallimard, collection L’Infini
parution le 25 août 2022
280 pages
21€
Notre recommandation
5/5

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Thème

Le héros dénommé Georges Bataille, sorte d’avatar de l’auteur de L’histoire de l’érotisme et de La notion de dépense, laisse tomber ses études de philo pour intégrer une école de commerce (tiens, comme Yann Moix !), non qu’il se sente particulièrement doué pour les affaires mais surtout parce qu’il a un compte à régler avec tout ce qui touche à l’argent. 

Bingo : pour son premier poste, il est nommé à la Banque de France, succursale de Béthune. Il est chargé de gérer les dossiers des nombreux surendettés de la région. Sa vie, c’est le bureau, tant et si bien qu’il s’est acheté une maison reliée à la banque par un petit chemin. C’est plus pratique pour fouiner jour et nuit discrètement. La vocation lui était venue un peu par hasard lors d’un stage incroyable au siège parisien de la Banque de France, dans le saint des saints.  Il croise  alors de très près les plus grands y compris le PDG, Jacques de Larosière, et l’homme le plus puissant du monde, à savoir le Président des Etats Unis. Bataille a 20 ans.

Outre son obsession délirante pour la dépense des autres et l’accumulation éhontée engendrée par le système, il ne fait rien pour réprimer une sexualité débridée. Sa double addiction «anthropologique» pour l’Or et pour les yeux qui brillent illustre la complexité envoûtante du personnage et fonde la structure du roman, un monument de littérature bourré de références artistiques et littéraires par ailleurs. Brusquement, Bataille se révèle, tente d’expliquer à ses condisciples ses nouveaux choix après 3 ans de philo et la lecture approfondie de Spinoza, Nietzsche, Hegel, des milliers de notes (son stock d’études), le succès de Wall Street, un film décisif et destructeur. Devant les 2000 pages du Capital ouvert devant lui, c’est soudain « l’effondrement des mondes étoilés, les feux blanchâtres exultent devant son entrée dans un monde interdit ». C’est le choc, un énorme coup de tonnerre, au propre et au figuré : le deuxième plus grand krach de l’histoire des Bourses (-23%) vient de retentir à New York comme dans le ciel de Rennes. Le destin de Bataille bascule il va consacrer sa vie à creuser, de l’intérieur, la tombe du capitalisme tout en, le cas échéant, jouir de la vie.

Points forts

  • C’est l’expression qui convient. Un exemple parmi d’autres : la visite du site des coffres de la Banque de France, 30 mètres sous terre (bien nommé « La Souterraine ») sur les pas de Reagan flanqué d’une dizaine de gardes du corps de la CIA médusés et inquiets, accompagné de Nancy qui fait des clins d’œil à Georges Bataille. C’est vraiment très fort. Le Président avait fait le voyage pour voir briller l’Or de la France (mais Mitterrand s’était défaussé, le programme commun en aurait pris un coup…). Humour.                                                                                   
  • Les points forts s'enchaînent : Bataille  va recueillir dans sa propre maison,  ancienne annexe de la BdF, un couple d’immigrés surendettés jusqu’au cou, ex mineurs dans les corons du Nord, les Karski. Il va même éponger leurs dettes, discrètement. Ils sont éperdus de reconnaissance. L’affaire se répand comme la poudre. Grosse frayeur pour le Trésorier- payeur mais grosse pub pour la banque. Le siège parisien  débarque. Merci Bataille. Jubilatoire
  • L’exubérance et le foisonnement des images et des concepts. La palette littéraire très riche de Yannick Haenel est vive, colorée. Elle frappe l’imaginaire tout comme la palette des peintres, tel Delacroix ou le Caravage, ou la plume de poètes qui ont inspiré l’auteur décrivant son héros comme étant « Rimbaud à la Banque de France ».
  • La pertinence,  sinon la vraisemblance, de cette histoire que certains prendront pour une utopie, et cette démonstration : l’auteur raconte comment il est possible par la charité et l’érotisme de résister, de l’intérieur, à la toute-puissance de l’économie et de l’argent              - De très belles phrases sur l’amour tant charnel que spirituel, empreint d’un érotisme cru et brûlant, au son mélodieux et poétique d’une fontaine miraculeuse.

Quelques réserves

Vraiment très peu. Certains regretteront peut être la description des émois érotiques et addictifs du héros et de ses compagnes d’aventures qui relèvent plus des galipettes d’adolescents exaltés que des embrasements dignes des Amants de Louis Malle ou de Marguerite Duras. N’est pas Georges Bataille qui veut !

Encore un mot...

Bien écrire se fait, dit-on, avec la Haine ou avec l’Amour : Yannick Haenel a les deux et plus encore. Son pseudo roman est à ranger sans doute dans la bibliothèque des chefs-d'œuvre, rayon poésie, l’avenir proche nous le dira, mais pas dans la bibliothèque rose !

Une phrase

 « Qu’on soit riche ou pauvre on le sait tous : ce qui est gratuit est plus fort que l’argent. L’argent n’a pas d’existence, seule la gratuité existe. Avec Lilya, le Trésorier assouvit enfin ce vieux rêve d’accomplir la dépense absolue, de tout dépenser, et pas seulement son argent                                 - car lui le banquier n’avait jamais épargné - mais ses forces : depuis toujours il se dépensait sans compter, jusqu’à l’épuisement. Plus jeune, il avait voulu assigner des fins splendides à l’économie maintenant il s’en foutait, une telle splendeur il l’avait trouvée dans l’érotisme, il la vivait dans l’amour. Il  écrivit sur une feuille cette phrase : la vraie richesse est sexuelle car en elle tout se dépense » (p.407)

L'auteur

Yannick Haenel naît à Rennes en 1967 ; il y poursuit ses études (après le Prytanée militaire) jusqu’à l’agrégation de lettres modernes et y vit une adolescence exaltée au son des  accents du rock occidental inventé par l’enfant du pays Etienne Daho. Il rejoint l’enseignement et plonge assez vite dans la littérature. Le Cercle, un de ses premiers ouvrages, retient l’attention et lui vaut le prix Décembre (2007) et le prix Nimier (2009). Il cosigne des entretiens dont Poker avec Philippe Sollers qu’il admire et qui devient (et demeure) son éditeur (collection L'Infini chez Gallimard). Il collectionne les distinctions : 2015, Jan Karski, prix Interallié, prix Fnac – 2017, Tiens ferme ta couronne, Prix Médicis , nommé au Goncourt – 2019,  La Solitude Caravage, essai sur Le Caravage, édité chez Fayard puis chez Gallimard, prix Méditerranée.  A quand la plus prestigieuse ? Il collabore à Charlie Hebdo depuis les attentats de 2015 !

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