Le Magicien

Un ouvrage intelligent et sensible sur Thomas Mann, un auteur majeur et complexe
De
Colm Tóibín
Traduit de l’anglais par Anna Gibson
Grasset, Collection « En lettres d’ancre »
Parution le 24 septembre 2022
601 pages
26 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Colm Tóibín propose au lecteur une « balade » dans la vie de Thomas Mann, en évitant les exigences du factuel qui encombrent souvent les biographies. Ainsi - et s’il est bien question de la vie de l’un des plus grands écrivains et contempteurs du XXème siècle, Prix Nobel de Littérature (1929), de son errance adolescente à Lübeck dans le milieu austère de son père jusqu’à son exil aux Etats Unis impliqué par la montée du nazisme puis par la guerre - l’auteur, sans rien négliger des faits, s’attache surtout à l’homme et à son caractère, en dresse le portrait par touches à la  manière d’un impressionniste, d’une situation politique ou familiale sur l’autre, le place au milieu de l’échiquier d’une vie, celle d’un grand bourgeois aussi aimant de sa femme et de ses enfants que de lui-même, traqué par l’homosexualité qu’il assume mal, celle aussi d’un amoureux transi de Goethe et de Bach et à ce titre d’un être de culture , essentiellement allemand, dans un siècle qui verra son peuple s’anéantir dans l’impasse nationale-socialiste, la ruine et la mort. Sur le plan politique, l’auteur s’attache à l’évolution intellectuelle d’un belliciste, proche du pangermanisme à l’aube de la Première Guerre mondiale, de la défense de la démocratie et de la condamnation du nationalisme militant à l’aube de la seconde.

Points forts

  • La galerie de portraits qui tient tout le récit.  Ainsi celui de la mère de Thomas Mann, Julia Da Silva-Brühns, une catholique germano-brésilienne échouée enfant en terre protestante, celui d’Heinrich Mann, son frère, intellectuel subversif antifasciste, écrivain respecté mais écrasé par la notoriété de son cadet, celui de sa femme au profil de garçon, Katia Pringsheim, jeune fille discrète, intelligente et cultivée issue de la bourgeoisie juive munichoise, amatrice de peinture et d’opéra, Katia la sœur jumelle de Klaus, éphèbe intelligent qui inspirera sans doute plus de désir à Thomas Mann que sa femme elle-même qui lui donnera pourtant six enfants dans cette intimité contrastée, six enfants à la fois asservis et hostiles au grand homme, au père adulé par son peuple dont la statue ne va cesser de grandir dans l’Allemagne d’après-guerre, à la mesure de ses postures évolutives et de son ego qui décline.
  • Avec une prime donnée au portrait de Katia, cette épouse exceptionnelle qui règne sur toute la famille sous les traits du passe-muraille, inspire toutes les décisions du maître, concourt seule au maintien du lien familial et participe sans doute à sa manière et dans l’ombre à la création d’une œuvre littéraire majeure.
  • L’intérêt historique de l’ouvrage enfin qui restitue magistralement ces années d’avant-guerre, le scepticisme convenu ou la condescendance de la bourgeoisie réputée intelligente sur les capacités d’Hitler et de ses affidés à prendre le pouvoir, l’incrédulité devant cette ascension irrésistible, l’exil imposé par l’imposture et le danger encouru, la compassion mêlée d’opportunisme des pays d’accueil… autant de thèmes qui mettent en scène des personnages de premier plan et des comparses, ainsi parmi les plus notables, Alma Mahler, Franklin et Eleanor Roosevelt, Christopher Isherwood, auteur magistral de Adieu à Berlin  et Un homme au singulier.

Quelques réserves

 Aucune sinon peut être la longueur de l’ouvrage et avec elle le dédale complexe que suppose l’évocation des nombreux enfants du couple de Thomas et Katia Mann, même si l’ambiance du récit suppose, sans doute, tous ces développements et autres digressions pour assurer au lecteur une compréhension complète et sensible.

Encore un mot...

Colm Tóibín est lui-même un auteur magistral. Plutôt que de choisir l’œuvre de Thomas Mann pour cheminer dans son histoire comme il en est souvent ainsi des biographies d’auteurs littéraires, il l’envisage de manière incidente et s’attache plus à l’homme, à sa présentation lisse et convenue confrontée à ses turpitudes, en le plaçant autour de plusieurs fratries et autres groupes sociaux. Ainsi la famille paternelle, rigide, provinciale et luthérienne avec à sa tête Johann, négociant et sénateur de Lübeck, celle plus moderne sinon plus évoluée des Pringsheim qui associent la fantaisie de Klaus et l’élégance de Katia ; encore le peuple allemand tout entier qui promeut l’auteur de   La mort à Venise en héros respectable quand il se commet dans le crime nazi par procureur, le peuple américain, pragmatique, binaire et intéressé, jusqu’au peuple suisse s’il existe, propre et riche au point que rien d’autre ne soit plus nécessaire.

 Thomas Mann qui incarne une sorte de déclin conscient, regretté mais inévitable, déclin analysé par lui-même dans Les Buddenbrook, son roman de jeunesse qui le rendra célèbre, est ainsi et ici magistralement restitué dans toute sa complexité, personnelle, sociologique et historique.

Une phrase

 “ Si l’occasion lui était offerte de dire un dernier mot sur l’esprit humain, il aimerait le faire sur un mode comique ; il mettrait en fiction l’idée que les humains n’étaient pas fiabl es, qu’ils transformaient leur propre histoire au gré des circonstances, que leur vie était un effort continu, éreintant et amusant pour avoir l’air crédible. Tel était, lui, semblait-il, le pur génie de l’humanité et tout son drame.” Page 579

L'auteur

Colm Tóibín, né en 1955, partage sa vie entre son Irlande natale et la Catalogne, parle le catalan mais écrit dans la langue de James Joyce. Il a pratiqué le journalisme. Féru d'art contemporain, il est membre influent d'une organisation irlandaise de promotion des arts, Aosdana.

Sa production littéraire est abondante et les prix le distinguant sont légion. Ainsi et parmi eux, le E.M. Forster de l'American Academy of Arts and Letters en 1995, et pas moins de cinq prix pour "The Master" en 2005, dont celui du Meilleur Livre Etranger. Une dizaine de ses titres ont été traduits en français.

Son œuvre traite de l'Irlande de sa jeunesse, accessoirement et pour mieux illustrer les pesanteurs d'une société catholique rigoureuse, de la culture de l'exil qu'elle inspire (cf. son roman Brooklyn), des relations sociales et familiales qui s'y trament, en particulier de celle entre une mère et son fils, abordée incidemment dans Nora Webster, roman magnifique (commenté sur le lien ci-dessous) et dans une série de nouvelles parues sous le titre Mother and Sons.

 

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