La guerre les avait jetés là

Période tragique pour la France occupée, époque bénie pour la Comédie Française et ses artistes. On rêve !
De
Pierre Laville
Robert Laffont
Parution le 9 février 2023
432 pages
23 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Hiver 42. Paris occupé et comédiens très occupés, Paris martyrisé et couvert de croix gammées, Max Jacob pourchassé, Mary Marquet désespérée mais Marie Bell courtisée et Maurice Escande vénéré, c’est le journal à peine romancé du Tout-Paris cultivé qui se presse à la Comédie Française pour applaudir Phèdre, Roxane, Chimène ou Cléopâtre. Ce sont les plus grands esprits de l’époque, de Cocteau à Guitry, de Camus à Céline, que nous rencontrons dans cette fresque, dans les loges et théâtres parisiens ou dans les restaurants des Grands Boulevards. La gouaille d’Arletty, la bonne copine, au bras de son  « chleuh »  aux yeux bleus et l’accent de Raimu qui vient d’être engagé  résonnent dans les murs de La Régence, le grand café des comédiens. Le contraste est saisissant entre l’atmosphère de ces années de plomb subies à l’extérieur et les pages légères de ce livre où tout tourne autour de Marie Bell, la star capricieuse et géniale qui joue les premiers rôles dans la maison de Molière.

La lumière matinale colore d’un ton de miel les hautes façades et colonnades qui forment le rectangle somptueux du Palais-Royal. « On en oublierait la violence qui secoue le monde et le désastre de l’histoire » commente l’auteur. Pendant que Charles Denner (celui du film génial sur Landru beaucoup plus tard) s’échappe du tournage d’un film bien nommé Le diable souffle, pour aller saboter un train et échapper aux balles de la Wehrmacht, Claudel monte un Soulier de satin délicat avec Marie Bell (Bellon de son vrai nom). Celle-ci aussi fait de la résistance dans tous les sens du terme (nom de code Elisabeth).

On assiste, tout au long de 400 pages composées comme une pièce de théâtre, à un ballet de feux follets, à un tourbillon d’insouciance et de passion, d’amours transgressives et de folie créatrice animée par l’amour du théâtre avant tout et le bonheur de jouer la comédie. La guerre avait réuni, rue de Richelieu, pendant l’Occupation, les personnalités les plus brillantes de Paris : Camus, Barrault, Claudel, Colette, etc. La Libération sonnera le glas de leurs années bonheur. Le livre débute et se poursuit pendant deux ans dans les coulisses de cette Comédie très française placée momentanément sous la férule bienveillante de l’Occupant. Il se termine sur une tragédie, pas forcément celle à laquelle on pense de prime abord, celle des règlements de compte et des trahisons. Marie Bell quitte « sa » maison le cœur brisé. « Rideau, adieu ma maison » clamera-t-elle.

Points forts

  • Beaucoup d’émotion en suivant le parcours, dans sa loge ou sur scène, les péripéties et les humeurs (et amours) changeantes de la diva Marie Bell. Tour à tour exaltée et déprimée, elle s’est même frottée à la politique à la Libération, haranguant les foules aux côtés d’Aragon. Trois séquences particulièrement fortes mises en scène par le dramaturge et écrivain Pierre Laville                 
  • Au début la rencontre de Marie dans une cage d‘escalier avec le pauvre poète Max Jacob apeuré et recherché par la Gestapo, autrefois « plus qu’un flirt pour Cocteau avant Marais ». Puis les efforts désespérés pour le retrouver, poussée par Malraux et forte  du désir qu’elle suscitait simultanément chez Goering et  Goebbels. Jacob finira - hélas ! - à Drancy tandis que Marie Bell commencera, enthousiaste mais dans l’ombre, une carrière au 2ème bureau !
  • Ensuite, début  46, quelques politiques veulent remettre les compteurs à zéro. Les départs s'enchaînent avec mises à la retraite d’office ou démissions (c’était la dernière chance pour un sociétaire du Français), de Jean Louis Barrault et Madeleine Renaud, Maurice Escande, Jean Debucourt, Mary Marquet, Pierre Dux,  Fernand Ledoux, Marie Bell et son compagnon Jean Chevrier et beaucoup d’autres… Nouveau statut, plus d’indépendance ni de chef, c’est un séisme. On appellerait ça un plan social aujourd’hui. Quelle tristesse,  tout le monde fait ses valises ou presque               
  • Enfin, et heureusement, juste avant on avait vu éclore « Jiouliet», qui deviendra Gréco au Tabou, soutenu par le Castor, Simone de Beauvoir, sous le nez et les grosses lunettes de Sartre qui se livre à une joute oratoire avec Albert Camus, dans l’appartement du pape de l’existentialisme, place Saint Germain. Ainsi se ferme, avec une pointe de nostalgie, ce journal imaginaire où « tout est vrai mais pourrait être inventé » dit l’auteur en déclarant son amour pour le théâtre et ses  artistes

Quelques réserves

  • On aurait aimé retrouver à côté des grands classiques joués ici par Marie Bell et des détails de sa vie tumultueuse, quelques scènes de personnages hauts en couleur comme Sacha Guitry (simplement cité) qui défraya la chronique ou de plus amples développement sur le rôle ou les rôles de Louis Jouvet                                
  •  On s’y perd un peu dans ce florilège de prénoms (sans patronymes),  parfois on perd le fil. De quel Paul s’agit-il ? Claudel l’auteur, Pezet le jeune amant ? Il y a plusieurs Jean, au moins deux. L’un est plus important aux yeux de Mademoiselle Bell, mais lequel ?
  • Quelques longueurs et/ou des passages qui peuvent paraître hors sujet comme les aventures de la jeune Juliette (?) qui vient de perdre sa virginité !

Encore un mot...

La politique n’est pas absente du débat. Fernand de Brinon, abondamment cité parce que familier et « propagandiste » de la Comédie Française, était ambassadeur du gouvernement français de Vichy à Berlin et entretenait les meilleures relations du monde avec Goebbels, au nom d’une certaine idée de la coopération culturelle entre les deux pays. L’aristocrate Brinon, le comble du collabo, élégant et raffiné, sera fusillé en 1947. Il était l’ami du Führer avait fait beaucoup pour la troupe et pour Mary Marquet entre autres. L’auteur bien documenté se montre ici assez bienveillant

Une phrase

[Mary Marquet, 376e sociétaire de la Comédie-Française. Son fils François est prisonnier aux mains de la division Das Reich] 

Mary Marquet, 376e sociétaire de la Comédie-Française. Son fils François est prisonnier aux mains de la division Das Reich
« Mary décide de déménager mais où se sentir en sécurité sinon dans un théâtre ? Emportant quelques meubles, elle trouve refuge dans sa loge, la cellule de moniale dit-elle, qui lui fut attribuée ad vitam le jour où elle a été élue sociétaire. Brinon est là. Mary éructe, bout, fulmine. Il n’est plus temps de se laisser adoucir, elle, mère inquiète, par des promesses commençant par « mais enfin ma grande amie, tâchez de comprendre…  Mary refuse d’admettre que l’ambassadeur puissant comme il est n’a pas eu le pouvoir de faire relâcher un prisonnier,
Pour vous rien d’impossible, disiez-vous, sinon à quoi bon être ce que vous êtes ? assène-t-elle d’une voix terrible qui fait sursauter les déménageurs.
- J’ai fait ce que vous m’avez demandé, je m’y suis plié comme à chacune de vos requêtes… jusqu’à faire accorder à l’un de vos  comédiens, ce Yonnel, un certificat de non juif ce qui m’a fait me parjurer auprès de mon chef.
Lequel de vos chefs ?
- Le Maréchal
- Un chef, ça ?
- Pas d’ironie, s’il vous plaît
- Rendez-moi mon fils ou vous êtes rayé de ma vie !
Mary lève son bras pour indiquer la sortie “ comme un renvoi de domestique chez Dumas fils” ». (page 230)                                 

 [Mary ne reverra pas son protecteur, son ami intime, sinon plus d’un an après aux Actualités, exécuté au fort de Montrouge. François mourra à Buchenwald après une ultime tentative d’évasion]

L'auteur

Pierre Laville, brillant et prolifique, est né en 1937. Docteur en droit, il devient très vite directeur de théâtre, notamment celui des Amandiers à Nanterre. Parallèlement, il enseigne à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Mais c’est en tant qu’auteur, metteur en scène et adaptateur (plus de 80 pièces montées récoltant 11 Molières) que Pierre Laville acquiert une notoriété nationale et internationale. Citons entre autres créations : La Célestine, Le Fleuve rouge, les Nuits et les Jours et bien sûr la reprise de Madame Sans Gêne… et l’adaptation des plus grandes œuvres américaines : Qui a peur de Virginia Woolf ?, La Chatte sur un toit brûlant, La Ménagerie de verre, Baby Doll. Laville a été joué dans toutes les salles du théâtre public, Comédie Française, Chaillot, Odéon, Théâtre du Rond-Point…  et concernant le privé surtout au Théâtre Antoine et à la Michodière . La Guerre les avait jetés là est son premier roman.

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