La Cécité des rivières
Parution le 3 mars 2022
178 pages
18 €
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Thème
« Faut-il remonter jusqu'à la source pour se découvrir dans les méandres aveuglants du passé ? »
Au terme d'une carrière scientifique prestigieuse, Éric Roman a reçu le prix Nobel pour ses travaux sur la cécité des rivières - l'onchocercose en langage médical. Une maladie des pays chauds transmise par des parasites des cours d'eau qui provoquent des lésions cutanées puis la cécité.
Éric accepte de prêter de son prestige à une tournée présidentielle française en Afrique. Une équipe de l'hebdomadaire Grand Magazine l'accompagne pour saisir sur le vif, cinquante ans plus tard, son retour dans le pays de son enfance. Participent au voyage un photographe, deux gendarmes et Irène, une jeune journaliste pas enchantée de ce voyage aux côtés de ce scientifique colérique et méprisant qui, lors d'une précédente rencontre, « l'avait saoulée avec ses théories génético-épidémio-virales auxquelles on ne comprenait rien, appuyées par une philosophie fumeuse qui était son espace de fuite devant la réalité ».
L'équipe abandonne la visite protocolaire et la voilà en route pour Petit-Baboua, un village aux confins du Cameroun et de la Centrafrique où se trouvait autrefois une léproserie et un hôpital de brousse dirigés par le père d'Éric, un médecin-capitaine, ancien des guerres coloniales.
C'est là que le futur prix Nobel a vécu de 12 ans à 15 ans, livré à son père brutal, méprisant et dépressif, sans l'affection de sa mère restée en France et sans livre car les cantines ont disparu pendant le voyage. Désespéré d'avoir perdu ses livres, il s'était mis en tête de les réécrire de mémoire.
Plus il s'approche de Petit-Baboua, plus il étouffe à l'idée de retrouver son enfance douloureuse laissée dans ce recoin du monde. Et quand enfin il pénètre dans sa maison de Petit-Baboua convertie en musée, son émotion est telle qu'il sent tout de suite qu'il ne pourra pas rester longtemps. D'autant plus que les archives du poste sanitaire révèlent des feuilles très usées avec une écriture enfantine. C'est le début tâtonnant de L'Île au trésor de Stevenson qu' Éric avait tenté de retranscrire de mémoire quand il avait 13 ans. Bouleversé, il quitte la maison sans un mot.
Éric découvre alors que son passé qu'il avait quitté comme un délivrance à 15 ans est planté en lui. Le poste sanitaire de Petit-Baboua est une parcelle de lui-même qui le définit et a, finalement, décidé de sa carrière scientifique.
Quant à Irène, elle quitte ses a priori envers Éric et nuance ses théories anticolonialistes en découvrant ce qu'est « apprendre de l'autre ».
Points forts
- Les belles descriptions des nuits, des forêts, de la savane, des fleuves, des animaux que Paule Constant connaît bien car elle aussi a eu une enfance africaine.
- L'hymne à la littérature. Éric humilié et battu s'en est sorti, comme il pouvait, en se récitant et réécrivant ses livres favoris.
- La souffrance intime du père, terriblement marqué par les guerres coloniales, qui s'exprime aux dépens de son fils qu'il maltraite.
- La sensibilité et la pudeur avec laquelle la douleur enfouie d'Éric est évoquée.
- Un roman aussi très contemporain où l'Afrique nouvelle se dessine : emprise des Chinois, territoires devenus brutalement islamistes et rejet de la France.
Quelques réserves
Aucune réserve.
Encore un mot...
L'exergue empruntée à un beau passage de L'Africain, un roman de J.M.G. Le Clézio où plane une figure paternelle dans l'Afrique coloniale, « C'est à l'Afrique que je veux revenir sans cesse, à ma mémoire d'enfant. À la source de mes sentiments et de mes déterminations.(...) », pointe d'emblée les correspondances entre les enfances africaines de Le Clézio et d'Éric. Ce qui laisse à penser que Paule Constant, fille de médecin militaire dans nos ex-colonies, évoque ici, peu ou prou, des éléments de sa propre enfance.
Une phrase
- « Devant le père, il était lâche, pire il se sentait lâche, il se voyait lâche. Il avait mis dans leur relation la même complaisance à l'avilissement que celle qu'il provoquait maintenant dans son entourage chez chacun de ceux qui l'admiraient ou le craignaient. Ses interlocuteurs se liquéfiaient comme il le faisait lui-même devant son père. En réponse, sa colère montait. La colère qu'il aurait dû manifester devant les mauvais traitements que son père lui avait fait subir. Et à ce moment, il pensait que ce qu'il éprouvait, son père avait dû le ressentir quand il avait été torturé. Ce qu'il avait payé enfant, c'était le prix de l'humiliation du père. Il savait d'où venaient ses mots : du père sans rien y changer. Mais d'où venaient les mots du père ? » (p. 62)
- [ Éric traverse le fleuve et s'approche de Petit-Baboua]
« Ça n'a pas changé, se dit Éric, le même bac, la même nuit, le même bruit, la même odeur comme si tous les sens se remettaient en route et, faisant jaillir des souvenirs de plus de cinquante ans, leur donnaient une réalité tangible. (…) le bac se remit à glisser vers la rive où l'appontement était signalé par une guirlande d'ampoules multicolores qui renforçait cette impression de cirque minable qu'éprouvait Éric depuis le début de la traversée. « Ô Gelsomina, pauvre enfant perdue », il débarquait avec dans la tête la musique de La Strada, celle d'un orphéon ancien et nostalgique qui lui donnait le sourire et lui mettait les larmes aux yeux. » (p.155)
L'auteur
Paule Constant est romancière, professeure et critique littéraire, membre depuis 2013 de l'Académie Goncourt. Elle-même a obtenu le prix Goncourt en 1998 pour Confidence pour confidence (Gallimard), ainsi que le Grand Prix de l'essai de l'Académie française pour Un monde à l’usage des demoiselles (1987, Gallimard). Plusieurs de ses textes africains sont rassemblés en un volume de la collection Quarto sous le titre de Mes Afriques (Gallimard, 2019), ceux-ci n'apparaissent pas dans l'ordre de leur publication mais dans celui, chronologique, des épisodes de la vie de l'auteur à laquelle ils puisent.
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