Crépuscule
Parution le 4 janvier 2023
352 pages
23 €
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Thème
Communautarisme, harcèlement, délation, despotisme, fanatisme, chasse aux sorcières, telles sont quelques-unes des noirceurs du monde illustrées par l’auteur et placées au cœur d’une gigantesque et spectaculaire fresque métaphorique digne des pires périodes médiévales. En réalité, nous sommes approximativement au début du XX°siècle, sans doute juste devant les signes avant-coureurs de la Grande Guerre alors que les têtes couronnées d’Europe centrale tenaient encore bien droites sur les épaules de leurs propriétaires. Une certaine forme de servage sévissait encore et les grands féodaux imposaient « leur » loi.
Mais où sommes- nous ? Dans quel enfer vit-on exactement? On ne le sait pas tout de suite mais on s’amusera (façon de parler) beaucoup à essayer de le deviner grâce à quelques indices historiques. L’action se passe donc quelque part, « aux frontières » d’un empire imaginaire mais familier, au centre de gravité d’un vaste territoire qui pourrait aller de la Transnistrie-Moldavie à la Bohème-Hongrie, d’une part, de la Bosnie-Herzégovine à la Roumanie de Dracula, d’autre part. Les hordes du Calife étaient aux portes de Vienne il n’y a pas si longtemps. Ici les disciples de Mahomet sont minoritaires et soumis, mais de l’autre côté de la frontière il n’y a qu’eux.
Aux Marches de l’Empire, il faut faire régner l’ordre à tout prix, faire ployer les populations misérables sous le joug et courber soi-même l’échine devant le Margrave et le Rapporteur de l’Administration impériale, consolider les bases d’un Empire malgré tout fragile. Avant tout, il s’agit de retrouver les fauteurs de troubles et les assassins. Ce sera la mission assignée au Capitaine Noumio, policier ambitieux, gonflé d’importance, obsédé et naïf, et à son adjoint Baraj, brute ignare et sensible malgré tout. Mais surtout pas d’excès de zèle demande le préfet : les coupables sont tout désignés !
Points forts
- La tension dramatique, digne des meilleurs thrillers de la collection Série Noire signés Chandler ou Chester Himes. Ou plus proches de nous dignes d’un James Ellroy. Qui donc a assassiné d’un vulgaire caillou bien aiguisé un pauvre curé de campagne, la nuit, derrière le presbytère et par moins 10° ? La violence et la haine ont-elles des limites ? L’affrontement entre les communautés est-elle inévitable? La peur, obscène, s’insinue partout et conduit les hommes aux pires extrémités. Le bouquet final a un goût de cendre et une odeur de mort. Le plus captivant pour le lecteur sera autant de suivre les méandres de l’enquête dans les bottes du capitaine policier qui, impuissant, tente de découvrir la vérité, accablé devant la méchanceté et la veulerie des hommes, que d’assister aux deux scènes parmi d’autres qui illustrent sa vie chaotique et sa chute terrible. On finissait presque par le trouver attachant.
- L’hyperréalisme des situations avec par exemple la partie de chasse à l’ours. Tous les notables du village invités par le marquis des lieux se ruent avec leurs pétoires à la tête de 50 dogues allemands excités par une dizaine d’ogresses inhumaines, amazones monstrueuses assoiffées de sang pour une traque sans répit de tout gibier rouge, cerf coiffé, daguet, chevreuil, chevillard et bien sûr le « grogneur » griffu.
- Notre ambitieux Capitaine, à l’accoutrement ridicule (on pense à Daudet et à son Tartarin), transi de froid et glacé d’épouvante, maniant son fusil d’un autre âge comme une sarbacane, et dont il ne s’est jamais servi, va devenir fou, littéralement. La journée sera couronnée par un banquet pantagruélique et une beuverie orgiaque. Mais le meilleur est pour la fin de cette équipée sauvage : en guise de digestif tout le monde se retrouve convié dans les geôles du château aménagées en galerie des trophées. Et quels trophées ! La chasse du comte Zaroff, c’est Blanche Neige à côté, et c’est très fort. Le retour au village sera cauchemardesque.
- La résurrection, transfiguration, libération de l’adjoint du policier, l’exécuteur des basses besognes, pauvre homme limité et dévoué sans bien savoir pourquoi, qui se relève tel le gladiateur après le combat. Le contraste est saisissant entre sa psychologie du début, personnage qui fonctionne à l’instinct, un instinct animal, qui prend tous les coups, et sa mentalité finale. Mutique, il n’aimait que « Mes Beaux » comme il appelait ses deux molosses mais la « lumière », dans une scène dantesque, lui apparaît soudainement, lui redonnant toute sa lucidité et une énergie vengeresse et salvatrice.
- La langue de Claudel, sculptée au scalpel, sa poésie (oui !) toute rabelaisienne, onirique, riche, précise faisant jaillir des images à chaque mot comme extraites d’un tableau de Brueghel.
- La morale (ou les morales) de cette fresque, d’un pessimisme noir, qui a les couleurs de l’incendie mais qui fait froid dans le dos parce que vraisemblable, sinon vraie. Par exemple, sur une scène de pillage, le narrateur confie : « Le voisin est un fauve qui attend le moment de faiblesse pour dépecer celui qui l’observe et le jalouse depuis tant d’années. Le voisin est le voyeur par excellence. Un bon voisin n’existe pas. Un bon voisin est un voisin mort »
Quelques réserves
L’obsession sexuelle du policier-capitaine et les manifestations répétitives de sa virilité.
Encore un mot...
Un modèle du genre. C’est le genre de livre dont on va suspendre la lecture à regret pour vaquer à quelque occupation urgente. Pendant les 507 pages du roman, sorte de docu fiction en vérité, on ne veut rien lâcher, on est pris quasiment à la gorge. Ce Crépuscule agit comme un aimant. C’est donc à une certaine vision très sombre du monde que ce livre nous renvoie, sans aucune concession. Tous les germes des conflits actuels ou futurs sont en place. Choc du futur ou choc des civilisations, à croire Philippe Claudel, qui nous avait déjà prévenus dans Les Âmes grises, que rien de bon ne nous attend.
Une phrase
« L’Empire qui était un monstre à 100 têtes et à 100 corps savait que du contrôle de la moindre de ses provinces reculées dépendait sa survie. Aussi, les élites qui le gouvernaient avaient-elles favorisé depuis des temps anciens des canaux de surveillance reposant d’une part sur les structures feuilletées de l’administration, mais aussi sur une entité plus officieuse baptisée, on ne sait par qui, les Mille Oreilles, grâce à laquelle était écouté et transmis tout ce qui pouvait se dire dans les bavardages des rues, les cafés, les marchés les ports ou le réseau encore embryonnaire des chemins de fer. » Pages 205
L'auteur
De formation universitaire, agrégé de lettres modernes, historien, professeur à l’université de Nancy, Philippe Claudel, né en 1962, intellectuel chevronné et indépendant, est membre de l’Académie Goncourt (un jour sans doute, son Président). Son œuvre littéraire, forte et dense, lui a valu à chaque fois les éloges de la critique, des tirages impressionnants et des prix littéraires importants. Citons Le Rapport de Brodeck (une autre parabole..), prix Goncourt des Lycéens, Les Ames grises (2003) qui recevra le prix des lectrices de Elle et le prix Renaudot et sera adapté au cinéma (avec Jean Pierre Marielle), et le troisième volet de la trilogie La petite fille de Madame Linh. Il est également un réalisateur reconnu dès ses débuts. Son premier film : Il y a longtemps que je t’aime (2008).
Commentaires
IL FAUT LIRE LE RAPPORT DE BRODECK ET LA PETITE FILLE DE MONSIEUR LINH.
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