Changer : méthode

La détermination à dire « non » à son milieu, à l’humiliation, au chemin tracé d’avance, à la norme sexuelle, à l’insulte qui rend tout le reste insupportable…Un livre passionnant et bouleversant !
De
Edouard LOUIS
Le Seuil
Parution le 16 septembre 2021
332 pages
20€
Notre recommandation
4/5

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Thème

Livre après livre, Edouard Louis bâtit une œuvre. Certains lui reprocheront de remâcher le récit de son enfance et de son adolescence misérables et stigmatisées par le diagnostic familial et social : pédé. Mais choisir de dire vrai sur soi-même l’engage justement à tout dire, un livre après l’autre, à ne rien cacher et à rendre compte des incarnations successives de sa propre vérité.

Après avoir symboliquement tué père et mère dans En finir avec Eddy Bellegueule, ce qui témoignait d’un courage certain - celui d’affronter sa famille par la littérature et dans la vie -  Edouard Louis a évoqué bien d’autres formes de violences :  l’agression dans Histoire de la violence, le silence d’un père au corps brisé par le travail et le déterminisme social dans Qui a tué mon père, la condition d’une mère battue par un mari alcoolique auquel elle réussit à échapper dans Combats et métamorphoses d’une femme. Avec Changer : méthode, l’écrivain de 29 ans seulement retrace sa trajectoire de l’enfance à l’âge adulte, dont il dit : « Je vis depuis longtemps déjà avec l’impression d’avoir trop vécu ».

Points forts

- Non, la littérature de la révolte n’est pas morte. La littérature ne s’est pas désengagée et retirée sur son quant à soi dans une critique détachée à la Houellebecq. Si l’homme révolté est « l’homme qui dit non » (Camus), alors la littérature a trouvé avec le courant de l’autofiction des formes contemporaines de révolte. Edouard Louis en est représentatif : transfuge de classe, il analyse dans Changer : méthode sa détermination acharnée à dire « non » à son milieu, à l’humiliation, au chemin tracé d’avance par la société, la famille et la norme sexuelle. A ce qu’il appelle l’Insulte, qui lui rend tout le reste insupportable.

- Au cœur du livre, le corps. Pour Edouard Louis, la différence sociale, c’est physique, charnel. Il analyse douloureusement combien le milieu d’origine, comme le genre, vient s’inscrire dans le corps plus qu’il ne s’exprime dans le niveau d’instruction : la voix, ses accents et ses inflexions, la démarche, les postures, les manières (tenir son couteau, …) 

En tension avec les codes physiques du genre dans le cercle de son village où l’on attend de lui qu’il entre dans la peau du garçon costaud, du mâle dominant sans nuances, il n’a pas d’autre choix que de changer, faute de réussir à s’intégrer dans sa communauté d’origine. En transition vers la bourgeoisie, il doit ensuite se défaire des codes sociaux du prolétariat picard. Et ce n’est que le début d’un déracinement en plusieurs étapes, de stations d’un calvaire personnel où chaque nouvelle incarnation de soi est un arrachement : Edouard n’en a jamais « fini » avec Eddy Bellegueule. Des codes prolétariens aux codes de l’élite intellectuelle en passant par les codes bourgeois, il fuit, déserte et, dit-il, trahit ses vies successives et, tristement, ses amitiés. 

- Les rencontres, notamment avec des femmes bienveillantes et cultivées, puis avec des hommes protecteurs, des passeurs de classe comme Eribon, vont dégager Edouard du corps d’Eddy et l’aider à accéder à ce qui l’obsède : la culture dans toute l’acception du terme - conquise par le labeur en bibliothèque, mais aussi des efforts acharnés d’imitation et de détermination. Une véritable Passion selon Eddy. « Toute ma vie devenait un effort de concentration. J’étais concentré quand je parlais, quand je riais, quand j’éternuais, quand je mangeais, tout ça devenait un exercice pour moi », tout comme le devient progressivement la nécessité d’atteindre la Rédemption par le savoir, « condition absolue de ma transformation ».

- Savoir ne suffit pas. Edouard cherche comment se sauver. Petit à petit, l’autre nécessité, celle d’écrire, s’impose. Au début, il n’y pense pas. Ce n’était pas son but. Rencontrer Eribon, le fréquenter, côtoyer ses amis parisiens va déclencher une prise de conscience, mettre des mots sur une émotion motrice : il ne veut pas seulement s’arracher au passé ; « Je devais aller à Paris comme Didier et accomplir la même chose que lui, écrire des livres, être reconnu dans le monde entier si je voulais vraiment venger l’enfant que j’avais été (…), que les garçons du collège constatent celui que j’étais devenu, qu’ils souffrent (…), devenir visible à mon tour. » 

Quelques réserves

Ce que j’appellerais des « snobineries ». Des variations dans la construction, qui cassent astucieusement la linéarité du récit et multiplient les angles, mais dont le procédé n’est pas toujours justifié selon moi.

Encore un mot...

C’est un livre passionnant car foisonnant de questions. La honte, le prix qu’il en coûte d’être différent, la peur, les limites des relations humaines et des métamorphoses, le désir qui n’atteint jamais la satisfaction malgré la réussite sociale et l’écriture ; la visibilité, l’homosexualité - levier de révolte et de liberté, ou code bourgeois ?… C’est aussi un livre émouvant par son honnêteté, sensible vis-à-vis des proches qu’il a laissés sur le bord de la route à mesure qu’il gravissait les échelons : ses parents dont il reconnaît qu’ils étaient fiers de lui parce qu’il « s’en sortait » et qui tremblaient de peur devant son activisme. Emouvant aussi par le sentiment tenace d’illégitimité en dépit du mérite. Surtout, surtout, par la nostalgie inattendue de l’enfance. Pas l’enfance détestée, mais les images d’un temps où, dit-il de manière sublime, « changer n’était pas une urgence».  Bouleversant.

Une phrase

« Il ne faut pas voir dans ce que j’écris l’histoire de la naissance d’un écrivain mais celle de la naissance d’une liberté »( p. 184)

L'auteur

 Edouard Louis - Eddy Bellegueule de son nom de « baptême » - est né en 1991 à Abbeville, dans la Somme. Il a vécu son enfance dans le village picard d’Hallencourt, dans une famille pauvre, avant d’entrer au lycée à Amiens. Il a ensuite suivi les cours de l’Université de Picardie, notamment ceux du philosophe Didier Eribon qui guidera son parcours et dirigera sa thèse sur les transfuges de classe. Il entrera à l’Ecole Normale Supérieure. En 2014, il devient directeur de la collection Les Mots aux Puf qui publie un collectif Pierre Bourdieu et un volume consacré à Michel Foucault. La même année, sa notoriété et son talent explosent avec la parution de son premier ouvrage personnel, En finir avec Eddy Bellegueule. Suivent Histoire de la violence en 2016, Qui a tué mon père en 2018, Combats et métamorphoses d’une femme en 2021 et enfin Changer : méthode, autant d’œuvres relevant du récit de soi. Tous ses ouvrages sont publiés au Seuil.

Commentaires

jys
sam 12/02/2022 - 10:58

J aime beaucoup votre commentaire .En particulier " Encore un mot" ou s esquisse le processus de methamorphose qui gagne par empathie , le personnage du critique litteraire formate .On y voit poindre une personne ..
prometteur !

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