Ces Gens-là
Traduit du portugais (Brésil) par Mathieu Dosse
Parution le 2 février 2023
166 pages
20 €
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Thème
Manuel Duarte est un écrivain sexagénaire qui vit à Rio de Janeiro dans un beau quartier que ses moyens financiers actuels (il ne parvient plus à écrire et ses anciens livres ne se vendent plus) ne lui permettent plus d’habiter, ce qui le place sous la menace d’une expulsion pour défaut de paiement de son loyer. Ce n’est là qu’un des soucis auxquels il est confronté, car sa vie sentimentale est un échec. Il tente de renouer avec ses deux ex-femmes, sans grand succès, tandis qu’il découvre tardivement la responsabilité liée à la paternité, qu’il n’est guère capable non plus d’assumer.
Le livre est un roman épistolaire, ou plutôt est composé de multiples textes datés de novembre 2018 à septembre 2019, lettres adressées ou reçues mais aussi appels téléphoniques, extraits d’une sorte de journal intime de plusieurs protagonistes, récits de rêves, articles de presse et autres mises en demeure administratives…
Sous une apparence décousue, on constate assez vite que tous ces documents s’articulent entre eux et se répondent dans un grand puzzle qui nous dresse le portrait du Brésil à cette période charnière correspondant à l’arrivée au pouvoir du Président Bolsonaro (jamais nommé explicitement mais très présent).
Points forts
Il se vérifie souvent que le roman est plus parlant que l’essai ou le récit historique pour révéler l’esprit d’une époque et l’état d’une société. Ici, nous sommes en présence d’une farce mais qui en dit long sur le Brésil (et surtout sur la ville de Rio qui en est le personnage principal et que nous visitons, des quartiers les plus huppés aux favelas les plus glauques).
L’humour parfois trivial est omniprésent, mais débouche immanquablement sur le tragique et la mort.
Les démons du pays sont parfaitement rendus : fracture entre les classes sociales, culte du corps, donc du sport et du sexe, poids de la religion et spécialement des églises évangéliques (qui en prennent pour leur grade et l’on ne révélera pas ici les pratiques de certains pasteurs), obsession sécuritaire allant jusqu’à la nostalgie de la dictature, racisme larvé…
L’auteur a le don en quelques phrases de donner vie à des personnages bien marqués (l’avocat, le maître-nageur et sa femme hollandaise, le riche entrepreneur répondant au prénom de Napoléon, le psychiatre) tous délirants mais n’en doutons pas, authentiques.
On est parfois saisi d’un rire libérateur, y compris dans les circonstances les plus saugrenues (l’enterrement).
Quelques réserves
Elles tiennent aux limites de l’exercice : le roman épistolaire, ou comme ici le recueil de documents disparates, surprend au départ mais tourne assez vite au procédé et peut finir par lasser dès lors qu’on a compris la structure du livre et sur quoi il va déboucher.
Un autre problème vient aussi de l’impossibilité pour le lecteur de s’identifier à l’un quelconque des personnages, dont aucun ne suscite vraiment la sympathie et surtout pas le fameux Duarte. Celui-ci est une sorte de Philip Roth brésilien, un type assez convenu (l’écrivain vieillissant en panne d’inspiration) que l’on retrouve dans de multiples œuvres tant littéraires que cinématographiques et dont les déboires conjugaux et les fantasmes sont peu originaux.
On peut penser que l’auteur parle d’un milieu qu’il connaît bien lui-même, celui de ces « bobos » cariocas peu différents finalement de ceux de Saint Germain des Prés. En tous cas on peut s’interroger sur leur conscience politique et la portée de leur engagement si tant est qu’ils en aient un.
Encore un mot...
La littérature sud-américaine est le berceau de ce que l’on a appelé le « réalisme magique ». Ce livre peut être rattaché à ce courant et se place sous le patronage de grands auteurs : la femme qui appelle son amant du nom de son ex-mari, c’est Jorge Amado ; les rêves surréalistes de Duarte, c’est Borges ou Carlos Fuentes ; l’introduction du bizarre et du fantastique au milieu d’une description très réaliste, c’est Garcia Marquez.
Cette filiation est honorable et ne retire rien aux mérites propres de Chico Buarque qui a son propre style, souvent percutant.
Une phrase
- « Je me réveille aussitôt tout emmêlé dans mon drap, avec la télévision allumée : à partir d’aujourd’hui, par décret présidentiel, je suis autorisé à avoir quatre armes à feu chez moi ». (p. 20)
- « Certains matins, je baisse les volets pour ne pas voir la ville, tout comme autrefois je n’osais pas regarder ma mère malade. Je sais que parfois la mer se réveille tachée de noir ou d’un marron écumeux, comme des ombres qui se répandent du pied de la montagne à la plage. Je sais qu’il y a des enfants des favelas qui plongent et jouent dans l’égout du canal qui relie la mer à la lagune. Je sais que dans la lagune les poissons meurent asphyxiés et que leurs miasmes pénètrent les clubs privés, les palais suspendus et les narines du maire. Je n’ai pas besoin de les voir pour savoir que des gens se jettent des viaducs, que les vautours guettent et que dans les favelas, la police tire pour tuer. Mais tout comme je vénère la femme frivole qui m’a mis au monde, je suis condamné à aimer et à chanter la ville où je suis né ». (p. 46)
L'auteur
Chico Buarque, né en 1944 à Rio de Janeiro, est une des plus célèbres figures de la chanson brésilienne et tout le monde connaît ses « tubes » souvent repris par des artistes français tels que Pierre Vassiliu ou Claude Nougaro. Il est également écrivain, auteur de cinq romans avant celui-ci. Cette activité musicale se reflète dans la structure de son livre, chaque court chapitre étant conçu comme une chanson, c’est-à-dire une histoire complète pouvant en peu de mots se suffire à elle-même, bien que s’intégrant dans un ensemble plus vaste.
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