La Leçon
Chorégraphie et mise en scène : Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault
Lumières : Alexis David
Son : Emmanuel Pincemin
Costumes : Marie-Claude Pietragalla
Durée : 1h15
Infos & réservation
Thème
Dans la continuité de leur travail sur l’œuvre d’Eugène Ionesco, Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault s’inspirent ici de La Leçon (1950). Dans ce « drame comique », une jeune fille se présente chez un professeur « particulier » pour se préparer au « doctorat total ». Ici, la salle de classe est transformée en studio de danse et devient le théâtre des cours les plus insensés. D’abord charmé par les dons de l’élève pour l’addition, le professeur change vite de sentiment, alors que cette dernière se heurte aux soustractions.
Malgré les avertissements de son assistante, il en vient à exercer sur ses élèves une tyrannie intellectuelle et corporelle, qui n’épargne pas la nouvelle venue : accablée par un terrible mal de dents, l’élève est violentée par le reste de la classe et succombe finalement au cours de philologie. Entre absurdité et extravagance des situations, la création du Théâtre du Corps prolonge, grâce à la danse, l’exploration des rapports de pouvoir et d’autorité initiée par Ionesco.
Points forts
Pièce de théâtre dansée ou chorégraphie théâtralisée ? Dès l’ouverture du rideau, la scène nous présente un chœur de six artistes, éclairé par une douche de lumière blanche. Danseurs, ils déploient leurs gestes à l’unisson ; comédiens, leurs costumes les identifient clairement aux personnages de l’œuvre originale (robe noire de l’assistante, chemises blanches et cravates rouges pour les élèves). Ainsi, danse et théâtre se font écho et donnent de la profondeur aux moments clés de la pièce : le pas de deux entre la jeune élève (en alternance, Manon Chapuis ou Caroline Jaubert) et le professeur (Julien Derouault) figure avec justesse le basculement des personnages, où l’homme cruel prend l'ascendant sur la jeune fille languissante. Le chœur des élèves, soumis à l’excentricité tyrannique de son maître à penser et à danser, intègre la nouvelle venue dans ses chorégraphies mais finit par se refermer sur elle. Le geste dansé oscille entre puissance et soumission, dans des chorégraphies souvent longues et rythmées, qui mettent en valeur l’énergie spectaculaire des interprètes.
Ce qui impressionne surtout, c’est la qualité de l’interprétation des personnages de Ionesco. Initialement formés, pour la plupart, à l’art chorégraphique, les artistes du Théâtre du Corps ont réalisé un travail de mise en voix (dialogues, vocalises, chant chorale) tout à fait remarquable. De même, l'expressivité de leurs corps et de leurs visages s’apprécie à l’aune de leurs nombreuses nuances de jeu : enthousiasme démesuré et douleur lancinante de l’élève, courtoisie enjouée et redoutable cynisme du professeur (imité par sa classe), inquiétante prévenance de l’assistante (Solène Ernaux Messina)… Pleins de charisme et de sensibilité, les interprètes donnent vie et relief aux excès de cette comédie qui finit par virer au drame.
La réussite de la création tient aussi au travail du son et de la lumière, particulièrement efficace pour illustrer le caractère de plus en plus délirant des situations. Tout au long de la pièce, l’atmosphère s’assombrit, devient oppressante (musiques électro aux rythmes soutenus, éclairage au néon, douches de lumière blanche). Ce crescendo culmine au moment du meurtre, drame final où des rayons de lumière rouge vif traversent la scène. Mais le spectacle joue aussi sur l'humour à la fois satirique et burlesque de la pièce originale, comme lors de l'entrée en scène du professeur (fièrement monté sur une trottinette jaune) au son des trompettes qui, dans le ballet classique, annoncent un membre de la famille royale. Tandis que les leçons de linguistique et de philologie s’enlisent dans des réflexions contradictoires et que la relation enseignant-élève dérape, c’est toute une comédie humaine qui se danse sur la scène. Entre satire du pouvoir hiérarchique et caricature de l’enseignement, le Théâtre du Corps donne un supplément d’âme et d’humanité au monde absurde de La Leçon.
Quelques réserves
Les transitions entre séquences dansées et séquences dialoguées manquent parfois de fluidité, donnant l'impression que les scènes se suivent plus qu’elles ne s’enchaînent. Cela vient en partie du caractère répétitif des chorégraphies, dont le répertoire de gestes reste limité, ce qui altère la progression narrative de la pièce.
Mais le point noir de la création réside dans son dispositif de projection numérique. Ici, on distingue mal le rôle joué par les images virtuelles projetées sur cyclorama dans la scénographie. Ce défaut de cohérence vient parfois parasiter l’attention du spectateur. En revanche, un traitement contemporain de la pièce aurait pu interroger davantage les violences sexistes et sexuelles commises actuellement dans le monde de l’enseignement et des arts du spectacle, qui résonnent fortement avec l’œuvre de Ionesco. Alors que depuis plusieurs années, la parole se libère et dénonce les abus de pouvoir dans ces milieux, le sujet demeure ici comme une zone d’ombre du spectacle.
Encore un mot...
Soixante-huit ans après sa première mise en scène, La Leçon d’Eugène Ionesco bascule dans l’univers chorégraphique de Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault, plein de poésie, de sensibilité et d’humanité. Un choix judicieux pour les deux artistes-enseignants et leurs « élèves » du Théâtre du Corps, danseurs et comédiens talentueux qui continuent d’explorer le verbe dansé.
Une phrase
« Dans ce drame comique, le professeur est à la fois professeur de danse, d’arithmétique, de philologie ou de linguistique. Il est même chorégraphe ou chef d’orchestre. Il est l’autorité suprême prodiguant un savoir autant intellectuel que corporel. Un enseignement extravagant où les mathématiques se dansent, où les mots se chantent et la relation élève – enseignant est chorégraphiée jusqu’à la mort. La leçon d’arithmétique et de philologie devient une classe de danse et renforce l’absurdité de la situation : le mot résonne en geste, le chiffre en mouvement rythmé. Mais derrière l’incohérence du discours et la confusion du langage, Ionesco questionne l’éducation avec malice et interroge notre perception du monde visible. »
Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault, extrait de la Note d’intention des metteurs en scène de La Leçon.
L'auteur
Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault forment l’un des couples de danseurs les plus importants du paysage artistique français actuel. Leur collaboration commence au Ballet National de Marseille, dont l’ancienne danseuse Etoile de l’Opéra de Paris prend la direction en 1998 à la suite de Roland Petit. C’est donc elle qui nomme Julien Derouault soliste de la compagnie et lui ouvre les plus grands rôles de son répertoire. Ensemble, ils créent plusieurs pièces chorégraphiques, dont Sakountala (2000), Ivresse (2001), Ni Dieu Ni Maître (2003) et Fleurs d’Automne (2003).
Le parcours des deux artistes prend un nouveau tournant en 2004 lorsqu’ils fondent leur propre compagnie, le « Théâtre du Corps », à Alfortville (94). Leur travail se concentre sur le lien qui unit littérature, poésie et geste dansé, en explorant de multiples techniques chorégraphiques, théâtrales et numériques. De cette recherche expérimentale naissent plusieurs créations, comme Souviens toi… (2005), Conditions humaines (2006), Mr et Mme Rêve (2012), Être ou paraître (2014) ou encore La Leçon (2021).
L’an dernier, le couple a ouvert un Centre de Formation pour Apprentis, qui permet aux jeunes danseurs d’obtenir, à l’issue d’un parcours de deux ans, un diplôme d’artiste de théâtre corporel. En 2022, Julien Derouault et Marie-Claude Pietragalla sont nommés directeurs artistiques du Théâtre Le !Poc ! (Alfortville, 94).
Le clin d'œil d'un libraire
Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault forment l’un des couples de danseurs les plus importants du paysage artistique français actuel. Leur collaboration commence au Ballet National de Marseille, dont l’ancienne danseuse Etoile de l’Opéra de Paris prend la direction en 1998 à la suite de Roland Petit. C’est donc elle qui nomme Julien Derouault soliste de la compagnie et lui ouvre les plus grands rôles de son répertoire. Ensemble, ils créent plusieurs pièces chorégraphiques, dont Sakountala (2000), Ivresse (2001), Ni Dieu Ni Maître (2003) et Fleurs d’Automne (2003). Le parcours des deux artistes prend un nouveau tournant en 2004 lorsqu’ils fondent leur propre compagnie, le « Théâtre du Corps », à Alfortville (94).
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