Unfolding

De
Louis Sclavis, Benjamin Moussay et Daniel Humair
Maisons de disques : ECM Records
Parution le 13 septembre 2024
Vinyle 27,99 €
CD 17,99 €
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Thème

Nos trois compères, qui ont initiés une collaboration musicale il y a peu de temps, étaient accueillis dans sa Maison-galerie19PaulFort, par Hélène Aziza, à laquelle Daniel Humair a rendu un hommage remarqué à la fin du concert pour tout ce qu’elle a entrepris de faire dans ce lieu unique et singulier où elle organise des concerts et des expositions d’art plastique, avec une inclination particulière, semble-t-il, pour la céramique contemporaine. 

Sa programmation musicale allie audace et excellence, entre jazz, musique contemporaine et répertoire classique. Daniel Humair s’y est déjà produit, notamment avec son trio régulier, et la veille nous pouvions y écouter la guitare hallucinée de Marc Ducret et le trombone protéiforme de Samuel Blaser.

Lorsque les trois musiciens pénétrèrent dans la salle de concert, le visage de Daniel Humair trahissait une concentration extrême, l’allure de Louis Sclavis était celle, débonnaire, qu’on lui connaît, quant à Benjamin Moussay, il savait qu’il allait bientôt poser ses mains sur le piano de la maison, un Steinway de première bourre.

Louis et Benjamin ont eu l’occasion de présenter, il y a quelques mois, au micro de France Musique leur dernier opus en duo Unfolding chez ECM, le prestigieux label de Manfred Eicher. Ils tinrent à préciser ce jour-là qu’ils éprouvaient le besoin, de temps à autre, de briser leur rapport spéculaire en faisant appel à un invité de marque : Daniel Humair qui, précisèrent-ils d’un air mi-sérieux mi-amusé, jouaient entre eux le rôle d’arbitre.

Pour ceux qui avaient en tête les refrains obsédants et l’atmosphère envoûtante créée par les duettistes dans leur Unfolding, on pouvait se rendre compte de la différence. Le trio clarinette basse (parfois clarinette tout court)-piano-batterie n’est pas si courant, contrairement au trio avec saxophone ténor qui a connu une grande fortune depuis trente ans, même si ses partisans ont parfois du mal à se hisser au sommet que fut le trio Dewey Redman-Cecil Taylor-Elvin Jones.

La clarinette basse, surtout lorsqu’elle est jouée par un maître incontesté comme Louis Sclavis, apporte un son profond et diapré, qui n’est comparable à rien d’autre. Dans ce contexte, l’apport de Daniel Humair, l’arbitre, est essentiel : il régule la relation entre les deux solistes, s’interpose quand il le faut, fournit des compromis, du liant ; surtout il apporte avec lui toute la tradition de la batterie jazz : plus que le tempo qu’il peut “donner”, et comme un ultime clin d’œil dans le dernier morceau du concert, en tapant ses baguettes l’une contre l’autre, il apporte aussi le “drive” et, par-dessus tout, un swing irrésistible.

Entre lui et Louis Sclavis, c’est une affaire ancienne, même si on pouvait lire sur le visage de Louis une sorte de sourire intérieur qui lui venait en écoutant son ami. Mais il faut imaginer ce que doit représenter pour le benjamin de la bande, nom et prénom confondus, de jouer avec un grand ancien comme Daniel Humair qui a assimilé, et avec quel brio, toute l’histoire de l’instrument depuis Zutty Singleton. Je parle ici de transmission. 

On aura compris qu’entre ces trois-là, le 5 novembre à Paris et jour d’élection aux États-Unis, l’entente fut parfaite, la parole médiée et le discours triangulé.

Points forts

Servi par un répertoire entièrement original réunissant principalement des compositions de Benjamin Moussay et de Daniel Humair, le trio nous a conduit dans des territoires nettement différenciés : de Unfolding, post-valse trinitaire emplie d’une rêverie grave et méditative, jusqu’à la petite fantaisie du dernier rappel avec ces accents premiers -au sens où l’on dit d’un art qu’il est premier- d’un Jimmy Noone revisité à la clarinette, en passant par les sortilèges de l’orientalisme - il faudrait déconstruire cette expression- dans Ispahan garden avec les effleurements des cordes du piano, le concert de cymbales orchestré par Daniel et la structure toute modale du thème ou enfin cette histoire improbable de Drama drome - “nous y sommes” a précisé Daniel, comprenne qui pourra ; le concert fut un magnifique voyage.

La qualité de ce trio -et de leur concert au 19 Paul Fort- tient évidemment à la dignité intrinsèque de chacun de ses membres. Trois générations s’y confrontent.

Benjamin, qui porte le nom de la plus petite tribu d’Israël, est le plus jeune, on l’aura compris. Il a adopté de longue date la devise socratique de “la juste mesure” puisque Martial Solal, l’un de ses maîtres vénérés, a dit de lui un jour qu’il ne jouait “ni trop ni trop peu”. Entendez par là que, pour un technicien du piano de sa trempe, il ne cède jamais à la tentation de la vitesse pure ou de l’avalanche de notes mais explore la profondeur du son, même s’il n’a pas dédaigné l’autre soir les clusters à la manière de Cecil Taylor.

De Louis Sclavis, on pourrait presque dire qu’il aura consacré une bonne partie de sa vie musicale à servir cet instrument qui, comme le violoncelle, se rapproche le plus de la voix humaine : la clarinette basse. Il fait partie des maîtres de l’instrument après, dans l’ordre chronologique, Eric Dolphy, Michel Portal, Benny Maupin et avant Matteo Pastorino et Thomas Savy. C’était lui, l’autre soir, qui n’a cessé de déployer -Unfolding-, pour notre plus grand bonheur, ses arabesques diagonales, ses volutes sonores et cette déambulation prétendument musardière.

De Daniel Humair, nous rappelions qu’il est désormais l’un des plus sûrs gardiens du temple jazzistique, mais il est aussi l’homme qui, insatiable, pourchasse l’imprévu, la nouveauté pure et qui, le 5 octobre, relançait sans cesse ses partenaires, fouaillait ses cymbales sur tempo rapide et, sans contrebasse, occupait la totalité du spectre sonore, avec parfois des ostinatos entêtants à la grosse caisse.

Quelques réserves

Aucune réserve pour ce “déploiement” musical envoûtant. 

Encore un mot...

Ce concert nous renvoie à l’actualité discographique, avec deux albums à recommander : le duo Sclavis-Moussay, Unfolding dont le morceau éponyme fut joué en début de set ; et Prismes à l’eau (Le Triton, CD 15 €) où Daniel Humair se souvient qu’il est aussi peintre, avec son quartette sans piano, paru le 8 novembre. 

L'auteur

  • Le pianiste Benjamin Moussay sort de la classe de jazz du Conservatoire national supérieur de musique de Paris avec un premier prix à l’unanimité en 1996 et remporte la même année le premier prix du Concours de piano jazz Martial Solal. Mais il ne se contente pas de collectionner les diplômes et les prix.
    Il se fait bientôt connaître pour sa participation aux différents groupes de Louis Sclavis avec lesquels il enregistre plusieurs disques. La collaboration entre les deux hommes s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Et culmine dans Unfolding.
    Benjamin multiplie les collaborations avec certaines figures iconiques du jazz actuel : Steve Swallow, Martial Solal, Michel Portal, Marc Ducret, ou Tony Malaby.
    Il est aussi connu pour le duo qu’il forme avec la chanteuse Claudia Solal avec laquelle il apparaît souvent en public et il a enregistré trois disques salués par la critique.
    Benjamin Moussay y apparaît comme un maître de la composition et des claviers. Il allie le piano acoustique avec les claviers numériques. Il est passé maître dans le maniement de ces instruments qui nous permettent d’accéder à des univers sonores qu’il crée de toute pièce.
    En 2020, il publie sur le label ECM un album en solo sous le titre Promontoire. On pense au Promontoire des rêves de Baudelaire. C’est une réussite totale sur un label qui a réinventé le genre du piano solo- Paul Bley, Keith Jarret, François Couturier.
    Il se produit en ce moment avec un harmoniciste et poly-instrumentiste, Eric Chafer, injustement méconnu.
    Il est l’un de ceux qui perpétuent la tradition de collaboration entre le jazz et le cinéma : il est l’auteur de plusieurs musiques de film et joue du piano dans les projections de films muets.

  • Louis Sclavis est considéré, à juste titre, comme l’un des acteurs majeurs de la scène de jazz en France et à l’étranger. Son Projet africain avec Henri Texier et Aldo Romano, ou son dialogue avec la musique baroque (Violences de RameauInspiration baroque), mais on pourrait multiplier les exemples, sont restés dans toutes les mémoires.
    A côté de Michel Portal, avec lequel il a joué très souvent, c’est “ l’autre voix” de la clarinette basse. 

  • Daniel Humair est en activité depuis la fin des années cinquante du siècle dernier. Il a enregistré des dizaines de disques et a donné des centaines de concerts partout dans le monde. Nous avons déjà eu l’occasion de le présenter dans ces colonnes, au moment de la parution du second disque de son trio suisse, Helveticus ; il est l’un des batteurs européens sur lesquels les musiciens historiques de la musique afro-américaine ne tarissent pas d’éloge. Le trompettiste Nat Adderley l’a présenté un jour à l’un des ses confrères en disant de lui : « My brother loved him ». Le frère en question n’était autre Julian Cannonball Adderley, l’un des plus grands saxophonistes alto de l’histoire du jazz.
    Mais le temps est loin où les musiciens français devaient faire acte de déférence vis-à-vis du modèle américain. Le jazz est désormais polycentriste et Daniel Humair est l’un de ceux qui, par leur inventivité et leur talent, ont amplement contribué à créer cette situation : les musiciens européens dialoguent désormais à armes égales avec leurs pairs d’outre-Atlantique. 

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