
The Hookup -Twenties
Parution le 28 février 2025
18 Euros
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Thème
Nous sommes en 2025 et nous devons à la saxophoniste Géraldine Laurent l’idée lumineuse de consacrer, cent ans après, un album au jazz des Twenties du siècle précédent. Elle l’a proposée aux membres frais émoulus du nouveau quartet, Hookup, qu’elle forme avec les frères Moutin et le jeune pianiste Noé Huchard. Ils l’ont trouvée formidable.
On a coutume de faire remonter l’acte de naissance du jazz à 1917 avec l’enregistrement de Livery Stable Band par le Dixieland Jass Band. Dans les années 1920, le jazz est là comme dirait Nougaro, déjà bien installé dans les esprits et Francis Scott Fitzgerald publiera des nouvelles euphoriques sur cette musique en vogue, dont le nom en quatre lettres court sur toutes les lèvres ; plus tard, il écrira La fêlure, autre mood. Les centres actifs en sont New-York et Chicago qui accueillent les musiciens noirs après qu’ils eussent été chassés de Storyville et qu’ils y enregistrèrent nombre de leurs chefs-d'œuvre, qu’il s’agisse de King Oliver, de Louis Armstrong ou de Jelly Roll Morton. Mais la véritable capitale du jazz, dès cette époque, est l’île de Manhattan -Etat de New-York- avec Broadway, Harlem et Greenwich Village.
Les membres de Hookup, qui veut dire branché, connecté, ont décidé de puiser dans le vaste répertoire des standards de cette époque, qu’ils soient empruntés à des comédies musicales ou des revues ou qu’ils aient été écrits sui generis. Les auteurs en sont Rodgers, Gershwin, Irving Berlin ou des jazzmen comme Fats Waller ou Duke Ellington.
Nos quatre musiciens jouent avec la mémoire de l’auditeur qui fredonne avec eux ces mélodies familières, tant de fois entendues dans d’innombrables versions. Certains de ces standards comptent au nombre des chefs-d’œuvres absolus, comme The man I love ou Mean to me, immortalisé par la grande Billie Holiday. Mais d’autres sont des romances d’une insondable médiocrité, la palme revenant sans doute à The for two, fustigé par Miles Davis qui, par ailleurs, nous a donné une version hypnotique de Bye Bye Black Bird, également présent dans ce volume, qui donne lieu à une poursuite implacable entre la basse et la batterie.
Mais tout le monde sait que l’essentiel réside ailleurs : dans la déconcertante facilité qu’ont les musiciens de jazz à changer le plomb en or. Il est vrai que, s’agissant de Tea for two, Martial Solal avait donné l’exemple, lui qui s’évertuait, chaque fois que l’occasion lui en était donnée, à maltraiter avec acharnement cette vieille rengaine à deux sous pour en faire, à chaque fois, un tremplin pour ses improvisations débridées et teintée de son humour caustique. Les frères Moutin, qui ont été un temps les accompagnateurs attitrés du maître récemment disparu, ont manifestement retenu la leçon.
Nos quatre complices se font un devoir, en alchimistes du jazz, de transmuer tous ces standards centenaires, à l’aune du jazz d’aujourd’hui. Encore faut-il prendre le soin de préciser ce que signifie cette formule qui n’a rien de chimique, tant elle recouvre des réalités diverses.
On n’a pas affaire ici à la tendance revivaliste qui s’obstine à tout uniformiser sous la bannière d’un néo-bop invasif qui semble vouloir mettre sous le boisseau le moindre élan créatif. Il ne s’agit pas non plus de privilégier une quelconque “musique improvisée” qui, sous couvert du flou de l’appellation et sous prétexte que les frontières entre styles ont tendance à s’émousser, fait la part belle à une world music tentaculaire, dont l’impérialisme n’a d’égal que son indigence.
La conception défendue ici relèverait plutôt de la discipline de combat. Quatre boules de cuir pour citer à nouveau Nougaro. “Combat” est d’ailleurs le mot qui vient spontanément aux lèvres de Géraldine Laurent, lorsqu’elle tente de caractériser leur démarche. On se gardera de ne point oublier, comme elle nous y incite, que l’histoire du jazz a été jalonnée par des combats multiples, y compris sur le terrain politico-social. C’est pourquoi Géraldine et les siens s’inscrivent délibérément dans le droit fil de cette tradition qu’il est urgent, dans un réflexe obsidional bien légitime, de défendre. Il va sans dire que cette position est aujourd’hui minoritaire et revendiquée comme telle.
Mais cette musique n’est pas pour autant passéiste. Elle se caractérise, au contraire, par un savant équilibre entre la préservation des fondamentaux du jazz - swing, improvisations dans le cadre de tempos et de progressions harmoniques fournies par ces fameux standards, fussent-ils réharmonisés de fond en comble -, et modernité, même si le mot peut faire sourire certains, en ces temps d’insignifiance décroissante.
Oui, Hookup reste connecté à la tradition du jazz moderne, pour employer un oxymore : celui de Duke (Saint Louis Toodle-Oo) qui le fut toute sa vie et proposa un jour à Mingus -que Géraldine connaît bien- d’enregistrer un disque tout simplement moderne. La pointe du viatique est évidemment dans le “ tout simplement" ; celui du premier be-bop (Parker, Dizzy) ou celui des quintets de Miles. Et celui de nos quatre amis, enfin. Disant cela, on a tout dit et, en même temps, on n’a rien dit.
Points forts
Comment, en effet, défendre l’héritage d’un siècle, celui du jazz, sans crouler sous son poids ? C’est pourtant le redoutable défi qu’ont décidé de relever nos quatre amis et de la plus belle manière. On veut un exemple ? Le jazz de la Nouvelle-Orléans, qui connaît son efflorescence dans les années vingt, avait inventé une sorte de polyphonie à trois voix : trompette, clarinette, trombone. C’est exactement ce que font Géraldine Laurent (saxophone alto), Noé Huchard (piano), François Moutin (contrebasse). Ils progressent d’un même pas, sur le même « plan d’immanence » (Deleuze), dans l’interaction attentive et l’écoute mutuelle ; entre eux, l’égalité est parfaite et encore renforcée par la prise de son : tous trois sont solistes dans un ensemble collectif, sans qu’aucun d’entre eux ne veuille avoir raison contre les autres. Après quoi, chacun reprend sa liberté dans un solo individuel. Et le duo gémellaire (les frères Moutin) soutient, dans un parcours semé d’embuche, les envolées des deux autres.
Ils pratiquent tous avec aisance “l’art de l’introduction” qui revêt une importance toute particulière quand on reprend des standards. Il permet de s’approcher à pas feutrés du thème, de le suggérer, de l’effleurer avant d’y céder avec volupté. Les allusions au passé sont ainsi multiples mais étroitement mêlés aux développements les plus audacieux : les accents stride du piano, un certain primitivisme de la batterie par lequel Louis Moutin rend hommage aux pères fondateurs de l’instrument, l’archet jungle de François Moutin sur un thème du Duke (East Toodle.Oo) ou la manière faussement sentimentale avec laquelle Géraldine chante les mélodies (Someone to watch over me).
Noé Huchard est le plus jeune de la bande puisqu’il est né avec le vingt-et-unième siècle. J’espère qu’il mesure la chance qui est la sienne de pouvoir faire entendre sa voix en toute liberté aux côtés de musiciens aussi chevronnés. Martial Solal n’eut pas eu cette chance. Lorsqu’il avait sensiblement le même âge et qu’il enregistrait avec Don Byas, c’est à peine s’il avait le droit de prendre un chorus de trente-deux mesures en entier, parfois la moitié, et encore pas sur toutes les plages. Et pourtant, on “reconnaît” Martial. Peut-être sommes-nous victimes, comme dit Sartre dans Les mots, de l’illusion rétrospective. Mais peut-être aussi, dans un demi-siècle, quelque autobiographe scrupuleux notera cela à propos de l’art naissant du jeune prodige Noé, qui porte un nom prédestiné. C’est en tout cas toute la grâce que nous lui souhaitons.
Nous avons déjà fait l’éloge du jeu de Géraldine Laurent dans ces colonnes, à l’occasion de l’album en hommage à Trenet (chronique du 17 octobre 2024) auquel elle a participé sous l’égide de Guillaume de Chassy, le transfigurateur des idoles d’un autre temps. Il est vrai qu’il est difficile en écoutant Géraldine d’éviter le dithyrambe. J’insisterai cette fois sur la sonorité qu’elle tire de son instrument. Avoir un son propre est le signe de reconnaissance, comme le Schibboleth de l’ancien testament, qui permet de circuler librement dans le petit monde du jazz. Inutile de dire qu’à une oreille un peu exercée, celui de Géraldine est identifiable en quelques secondes.
La complicité des frères Moutin n’est plus à démontrer, ils forment une rythmique hors pair. Mais on aurait garde d’oublier les qualités propres à chacun. François n’a pas son pareil pour faire chanter la contrebasse, ce qui signifie que son sens mélodique est servi par un son qui se prolonge après chaque attaque. Il est aussi d’une virtuosité incomparable dans le suraigu, sauf peut-être avec celle d’Eddy Gomez, le compagnon historique de Bill Evans. Quant à Louis, il varie sans cesse les timbres et emmène tout l’orchestre grâce à son drive impeccable.
Quelques réserves
J’ai beau chercher, aucune ne me vient à l’esprit.
Encore un mot...
Hookup présentera ce premier album en mars un peu partout en France et certaines dates ont déjà été réservées (Nantes, Saint-Malo). On lui souhaite longue vie.
L'auteur
Les frères Moutin. J’espère qu’ils me pardonneront de les présenter ensemble. Je le fais, non parce qu’ils sont nés le même jour mais parce que leur destin musical est lié. Certes, ils ont chacun leur propre carrière. François, le contrebassiste, fut le seul à accompagner Martial Solal à New-York juste après l’attentat du World trade Center. François est également membre du trio de l’époustouflant pianiste Jean-Michel Pilc, implanté en Amérique du Nord depuis 1995. Louis, de son côté a fondé le Moutin reunion Quartet en 1998 et a accompagné beaucoup de musiciens américains de passage à Paris comme Lee Konitz ou Lew Soloff. Mais les deux frères ont créé ensemble une factory, c’est le nom du groupe de haut vol qu’ils ont formé, où ont joué ensemble la fine fleur du jazz hexagonal : Christophe Monniot, l’un de nos tous premiers altistes ou le fidèle Manu Codjia, guitariste d’une musicalité extrême. Encore récemment, ils ont formé un trio avec l’américain Joe Omicil et ils se retrouvent aujourd’hui autour de Hookup.
Le pianiste Noé Huchard a suivi le cursus de formation du Conservatoire national supérieur de Paris (CNSM). Malgré son jeune âge, il a déjà joué, excusez du peu, avec Ricardo del Fra, Jérôme Sabbagh, Rick Margitza et Pierrick Pedron. Il a déjà enregistré sous son nom.
Géraldine Laurent a été distinguée dès 2008 en obtenant la révélation française aux Victoires de la musique et le prix Django Reinhardt de l’académie du jazz. Depuis, elle ne cesse de surprendre et nul ne sait jusqu’où la mènera son talent. Elle développe une intense activité professionnelle, de sorte que ses biographes du futur, de l’école anglo-saxonne cela va sans dire, pourront reproduire un agenda aussi chargé que celui de Coltrane dans les dernières années. Elle enregistre dans les contextes les plus divers : Trénet en passant avec Guillaume de Chassy, mais aussi Altesques avec trois autres altistes, ou encore comme soliste solitaire face au grand orchestre (précédents : Charlie Parker, Phil Woods). Si l’on consulte son programme du mois de mars 2025, on ne note pas moins de quinze engagements : en guest star d’un big band, en duo avec Laurent de Wilde, l’un de ses mentors, normalien et pianiste de son état, ou le projet hommage à Mingus avec Jean-Charles Richard au baryton (voir ma chronique du 7 mars 2025 sur son dernier disque). Géraldine a atteint une telle maîtrise de l’idiome jazzistique qu’elle est capable de répondre “au pied levé” à n’importe quelle sollicitation, pour peu qu’elle présente à ses yeux un quelconque intérêt musical.
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