
Real men cry
Parution mars 2025
Album CD
18 €
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Thème
Que les hommes doivent cacher leurs émotions et que les larmes seraient une atteinte à leur virilité est une représentation sociale bien fragile et toute récente qui remonte au « stupide 19ème siècle ». Avant cela, les hommes avaient le droit de pleurer et s’en trouvaient bien. Que le chanteur David Linx en ait fait sa devise et le titre de son dernier album est évidemment tout un symbole, tant son art vocal remet en question depuis l’origine les stéréotypes genrés, lui qui écouta d’abord les chanteuses et dont le maître fut Mark Murphy, l’homme qui eut le courage historique de prendre le contrepied des crooners en vogue au milieu des années cinquante : Frank Sinatra, Tony Bennett et, le plus grand d’entre eux, Nat king Cole
Ce disque-manifeste célèbre un double anniversaire : celui de trente ans de pratique vocale et les soixante ans de David Linx. Il peut être fier du chemin accompli. Il ne vous le dira pas, mais il est aujourd’hui le plus grand chanteur de jazz. Le seul qui puisse rivaliser avec lui c’est Kurt Elling, son aîné américain de quelques années.
Je ne sais si David Linx est amateur de bande dessinée, sa discrète belgitude pourrait le laisser penser. Une chose est sûre, c’est qu’il est comme Obélix : il est tombé dans la potion magique, pour lui celle du jazz, dès sa plus tendre enfance.
Il doit cette précocité remarquable à son père, Elias Gistelinck, qui lui a permis de côtoyer très tôt les plus grands musiciens de jazz de passage en Europe.
Elias Gistelinck était avant tout un musicien, trompettiste et compositeur de musique classique qui s’est pris de passion pour le jazz et a créé un Festival de jazz à Anvers mondialement connu, qui accueilli les plus grands jazzmen, et David fut aux premières loges. Son père Elias, pour lequel il a conservé une admiration sans borne, a enregistré un disque mythique avec Jeanne Lee et Ran Blake. David n’était alors qu’un enfant. Et lorsque, des années plus tard, il sonna à la porte de la grande chanteuse en Amérique, les retrouvailles furent déchirantes et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Quant à Ran Blake, l’un des sectateurs de la Troisième voie et pianiste de son état, âgé aujourd’hui de quatre-vingt-neuf ans, les deux hommes se voient toujours et David m’a adressé tantôt une photo émouvante où ils sont représentés ensemble.
Quand il était adolescent, il exerçait sa voix en écoutant Sarah Vaughan et surtout Ella Fitzgerald. Il a horreur des chanteuses qui chantent faux. Mais lorsque Betty Carter, qui fit ses premières armes avec Ray Charles, en acceptant de jouer à ses côtés le rôle compassé de la charmante idiote, développe un long chorus squatté un quart de ton plus bas, David tire son bonnet en signe d’admiration.
Le grand James Baldwin fut son père spirituel. La tranche d’un livre de l’écrivain brillait plus que les autres dans la bibliothèque paternelle et quand il l’eut lu, il n’eut de cesse de rencontrer le grand homme.
En 1983, il fit le voyage en train de Bruxelles à Nice, dans l’espoir de le rencontrer ; il avait décidé de s’installer en France et avait élu domicile dans une villa provençale à Saint-Paul de Vence. David se souvient encore du canapé en L qui trônait dans le salon où le jeune homme débarqua sans prévenir alors que James recevait ce jour-là un ami.
Comment ce jeune homme réussit-il à convaincre le grand homme, d’accomplir le voyage de New-York où il n’était pas forcément le bienvenu, pour déclamer à nouveaux frais certains de ses textes, dans un album concocté par son jeune admirateur ?
Nul n’a vraiment la réponse à cette question mais une chose est sûre : le maître fut sans doute impressionné par la détermination sans faille de son disciple. Il nous reste un magnifique album, récemment réédité, qui s’appelle A lover’s question. On se souvient, qu’à la fin de sa vie, la seule chose qui intéressait James Baldwin, c’était l’amour.
C’est dans la maison de Saint-Paul que David eut l’occasion d’y rencontrer Mile Davis qui ne manquait jamais l’occasion, lorsqu’il séjournait sur la côte d’azur, de rendre visite à son ami. David, pour lequel le son dépourvu de tout vibrato du trompettiste était un modèle, se souvient que les deux hommes s’impressionnaient mutuellement, bien qu’ils fussent, chacun dans son domaine, aussi grands l’un que l’autre.
Le temps a passé. David a multiplié les expériences et les rencontres musicales, s’éloignant parfois des rivages du jazz mais sans en perdre l’état d’esprit. Je n’en ai pas parlé avec lui, mais sa rencontre avec Claude Nougaro est sans doute à marquer d’une pierre blanche. Il faut entendre leur duo sur Dansez sur moi paru dans le disque posthume de Claude La note Bleue
Points forts
Il apparaît, dans cet album-anniversaire, comme un primus inter pares, au milieu de son groupe régulier dont il est très fier, avec le pianiste Grégory Privat auquel il laisse souvent la bride sur le coup pour certaines improvisations après qu’il eut exposé le thème, Chris Jenning à la basse, véritable pivot de l’orchestre y compris pour donner le tempo et Arnaud Dolmen, l’un de nos batteurs les plus prometteurs, augmenté pour la circonstance par la trompette, proche de Miles mais surtout du Canadien Kenny Wheeler, Hermon Mehari.
Et c’est un feu d’artifice en même temps qu’une somme. De ce qu’un vocaliste au zénith de son art peut produire. Dans certains passages, grâce au procédé du re-recording, il démultiplie sa voix et c’est un bonheur supplémentaire pour l’auditeur.Les mélodies parfois complexes qu’il chante mettent à l’épreuve, par leur subtile progression chromatique, la justesse légendaire de sa voix qui, malgré la difficulté des partitions, ne le trahit jamais.
Cette voix qui, pour un chanteur, est sans doute le bien le plus précieux. Il arrive parfois à David de se réveiller en pleine nuit et son premier réflexe est de vérifier que sa voix est toujours là. Qu’il se rassure, sa voix est bien présente dans son nouvel opus avec toutes ses caractéristiques : sa blancheur, comme Roland Barthes parlait d’écriture blanche. La poétique de David ne le prédispose pas aux épanchements faciles et aux effets larmoyants et sa voix sert parfaitement ce projet esthétique : par son absence de vibrato dans les notes tenues sauf dans la résolution finale, par ses nuances infinies qui révèlent une discrète émotion, par ses placements paradoxaux et ses accents soudains où elle éclate, pas ses survols majestueux au-dessus d’un paysage urbain (Brooklyn), par sa diction parfaite qui restitue la saveur et la profondeur des lyrics.
David a toujours eu la passion des mots qui transparaissait déjà dans sa sublime interprétation des Mots de Nougaro (La note bleue, encore). Il est auteur à part entière et a construit de toute pièce une part importante de son répertoire, dans sa langue de prédilection, qui est l’anglo-américain, avec la complicité de son jumeau hétérozygote, Diederik Wissels pour la musique. Pour son soixantième et dans la continuité de son album précédent, à l’exception de quatre morceaux, il devient son propre compositeur qui, on l’a laissé entendre, ne fait aucun cadeau à l’interprète.
Quelques réserves
David Linx tenait beaucoup à fêter dignement son soixantième anniversaire avec la parution de ce nouvel album. Il a longuement ciselé les paroles des chansons ; il n’hésite pas à jouer au milieu de ses musiciens se servant de sa voix comme d’un instrument de musique. Avec une discographie déjà bien fournie, il jouait gros, mais il a parfaitement réussi son pari et nous n’avons aucune réserve à émettre, quitte à décevoir les esprits chagrins.
Encore un mot...
David ne conçoit la musique de jazz qu’en perpétuelle évolution. Il ne pourrait concevoir de répéter les formules du passé. Sa seule ambition est d’inventer un art à la hauteur des enjeux de notre époque. On ne saurait trop louer cette éthique musicale pleine d’exigence et qui est loin d’être si courante, de loin s’en faut.
L'auteur
David Linx a d’abord choisi d’être batteur et a reçu les leçons de l’inventeur de la batterie bebop en la personne de Kenny Clarke. Il sera ainsi l’accompagnateur du chanteur Mark Murphy, ce qui lui laissa tout le loisir d’assimiler l’art vocal du maître. Il entame ensuite sa collaboration avec le pianiste et compositeur Diederik Wissels avec lequel ils enregistreront presque une dizaine d’albums. Il a collaboré avec des dizaines de musiciens de jazz, dont certains parmi les plus grands. Il a enregistré plus de vingt-cinq albums sous son nom. Il est professeur au Conservatoire royal de Bruxelles où il enseigne le chant en tant que responsable du département jazz.
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