L(eg)acy

Saxophone soprano et guitare : Un duo de jazz sur le fil
De
Jean-Charles Richard et Eric Löhrer
Maison de disques L’heure du loup
Parution décembre 2024
Album CD
18,70 €
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Thème

Legacy, le titre de l’album, qui veut dire en Anglais héritage et a donné legs en Français, voit son e et son g mis entre parenthèses sur la couverture ce qui permet de lire, dans la profondeur anagrammatique du mot, un nom propre, Lacy, qui n’est autre que le pseudonyme de Steve Lacy, né sous le nom de Steve Norman Lackritz, le 23 juillet 1934 dans l’Etat de New-York et mort le 4 juin 2004 à Boston.

Nous connaissons bien en France cet immense musicien, qui a séjourné dans notre pays pendant près de trente années, avant de décider sur le tard de regagner sa mère patrie. Il avait adopté très tôt le saxophone soprano dont il avait fait son instrument exclusif. Nous sommes au milieu des années 50 et, à l’époque, le soprano était considéré comme un instrument supplétif, sauf pour Sydney Bechet, qui avait immortalisé la préférence qu’il lui marquait dans une réplique de film restée célèbre : « Ce n’est pas une clarinette, c’est un saxophone ».

On peut dire que Steve Lacy a fait du saxophone soprano un personnage central du jazz, bien avant John Coltrane qui a toujours hésité entre lui et le ténor, et bien avant qu’une longue cohorte d’instrumentistes n’opte pour son usage à titre principal ou, le plus souvent, secondaire.

Jean-Charles Richard, dont la formation académique lui permet de maîtriser toute la famille des saxophones, fait incontestablement partie des maîtres actuels de l’instrument. Il forme ici un duo complice avec Eric Löhrer qui se place, pour sa part, au tout premier rang de nos guitaristes.

Leur dernier opus se présente comme une ode à la transmission où ils rendent un hommage privilégié à Steve Lacy, mais aussi aux pianistes Thelonious Monk et Cecil Taylor, que Steve lui-même avait choisi pour maîtres.

Points forts

Très tôt, Steve Lacy est ainsi parvenu à conférer ses lettres de noblesse au soprano, au straight horn comme disent les Américains. Non seulement grâce à sa maîtrise technique complète d’un instrument réputé ingrat, mais encore en raison de son approche esthétique, on serait même tenté de dire éthique, de l’art musical. Sa sonorité inimitable, à la fois pleine de chaleur et d’une tension extrême, son phrasé fait de brisures et d’acuité, des improvisations souvent déroutantes, grinçantes et qui tournent à l’autodérision, une approche déconstructionniste de l’harmonie, autant de qualités irréfutables qui toutes renvoient à une conception musicale hors du commun.

On mesure mieux, dans ces conditions, ce qu’il aura fallu de courage et d’humilité à Jean-Charles Richard pour accepter de rendre hommage à cette haute figure, sans tomber dans le travers de l’imitation servile, à l’instar de la foule des disciples coltraniens qui, sur le même instrument, répliquent vainement la geste inaccessible du maître.

Un exercice si périlleux n’a pu être tenté, et avec un succès aussi éclatant, que parce que l’intéressé pouvait compter sur ses éminentes qualités personnelles qui lui ont d’emblée permis de se démarquer du maître. Le son que Jean-Charles tire de son soprano, et aussi du baryton qu’il pratique dans deux plages de l’album, est sans doute l’un des plus beaux qu’il nous soit permis d’écouter aujourd’hui sur cet instrument. J’ai scrupule à employer ce mot, à la fois sacré et galvaudé, mais c’est le seul qui me vienne spontanément à l’esprit. 

Autre qualité remarquable : le sens de la construction que Jean-Charles applique à ses improvisations. Lacy, sans doute poussé par quelque malin génie, ne pouvait concevoir ses improvisations qu’en rendant explicite un indissociable processus de démolition et de reconstruction. Avec Richard, nous sommes aux antipodes : comme habité d’une sérénité confiante, il suit imperturbablement un fil ténu et, à la fin, c’est nous qui sommes surpris par tant d’évidence rétrospective.

Le saxophoniste trouve en Eric Löhrer un précieux allié. Il arrive parfois à ce dernier, lorsque le contexte l’exige, d’utiliser tout l’arsenal électro-acoustique à sa disposition, pour amplifier, distordre, diviser en échos multiples, ou noyer les sons de sa guitare. Mais il se contente, le plus souvent, de développer un discours minimaliste, comme s’il eût été hanté par le silence, et avec un son étrangement proche de celui que donnerait la guitare acoustique. Son art est celui de la confidence, de l’ellipse, du sous-entendu et on n’aurait pu rêver meilleur partenaire pour accompagner le chant lustral de Jean-Charles Richard.

Quelques réserves

On pouvait craindre que le choix du duo, pour cet hommage à des maîtres de la jazzosphère réputés pour leur musique parfois difficile d’accès, ne soit, sinon inapproprié, du moins ne renforce, jusqu’à l’aridité, la rigueur du propos. C’est le contraire qui se produit. On pénètre et évolue, dans cet univers rare et éthéré, dans un état complet d’apesanteur.

Encore un mot...

Le duo est ici, plus que jamais, un art d’équilibristes entre unissons, chant et contre-chant, improvisation dialoguée ou solitaire, entre lyrisme et ascèse, plénitude et dépouillement.

L'auteur

Jean-Charles Richard peut se réclamer de la double formation puisqu’il obtient simultanément au Conservatoire (CNSM) le premier prix de saxophone classique et un diplôme de formation supérieure en jazz. Il est aujourd’hui responsable de la section jazz et musiques improvisées au Conservatoire à rayonnement régional de Paris (CRR) et du pôle supérieur Paris-Boulogne-Billancourt.

Sa carrière témoignerait, elle aussi, de ce double tropisme, s’il n’avait eu à cœur de multiplier sans exclusive les expériences musicales, dans les champs les plus divers. Ses talents d’interprète le font se produire aussi bien au sein d’orchestres classiques que dans des big bands de jazz ou aux côtés de chanteurs de variété. Il fréquente aussi les compositeurs de musique contemporaine : K. Stockhausen, Thierry Escaich ou Alain Margoni. Il a créé certaines des œuvres concertantes que Martial Solal avait écrites spécialement pour lui.

Il poursuit simultanément son itinéraire dans le monde du jazz aussi bien comme sideman où il est sollicité par Bernard Struber, pour son Struber z'tett, Jean-Marie Machado ou Marc Buronfosse, qu’en tant que leader.

En 2022, il publie L’étoffe des rêves où s‘entremêlent la voix de Claudia Solal, qui dit des extraits de La tempête ou d’Hamlet, avec ses improvisations et celles de ses partenaires Marc Copland et Vincent Segal.

Il dirige aussi des orchestres où il associe les répertoires classiques et jazzistiques. Il est actuellement directeur musical de l’Opéra de Rennes. Pour lui, « Le jazz est un point de départ, une esthétique ouverte, intégrative, rapprochant les cultures. Un passeport universel ».

Eric Löhrer, de formation philosophique, poursuit une carrière de musicien de jazz depuis 1988 jusqu’à aujourd’hui, si l’on met de côté une interruption au début des années 2000 où il accompagne la chanteuse Jeanne Cherhal. Il est sollicité par le saxophoniste Julien Lourau, Didier Malherbe et intègre le Hadouk trio en 2013.

Il développe aussi ses projets personnels : depuis 1988, où il publie en trio son premier album jusqu’à Sélène Song en quartet avec Jean-Charles Richard en 2008, sans oublier Evidence en 1998 du nom d’une composition de Monk auquel cet album est consacré.

Eric Löhrer enseigne le jazz et les musiques actuelles au CRR de Paris depuis 2008. 

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