Quartet music LuMiSong volume I et Cardamon Fall volume II.
Parution en octobre 2024
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Thème
Certains d’entre vous se souviendront sans doute de ces grandes expositions inaugurales du Centre Georges Pompidou, nous l’appelions alors dans le jargon estudiantin Beaubourg, conçues par Pontus Hulten : Paris-Berlin, Paris-New York, qui approfondissaient à leur manière la connivence de Paris, Ville-monde avant la lettre et capitale des arts et de la culture, avec ces autres métropoles mondiales : New-York, Berlin et même Moscou. Michaël Attias, personnage dont l’humilité n’a d’égale que l’éminence de la place qu’il occupe dans le jazz créatif actuel, emprunte régulièrement ces itinéraires géographiques et plus encore ces voyages mentaux, entre New-York où il vit depuis longtemps, Berlin où il réside désormais une partie de son temps et Paris, sa ville de cœur et de toujours.
Il nous livre aujourd’hui un double album extraterritorial, enregistré de l’autre côté de l’Atlantique, mais son seul vœu est de devenir un artiste local -comprendre : immergé dans un micro milieu socio-culturel et à l’écoute des résonances terrestres- qu’il soit basé, dans une forme de nomadisme artistique, à New-York, Berlin ou Paris. J’avais annoncé la parution prochaine de ce double album la première fois que j’ai évoqué la figure Michaël Attias, saxophoniste, compositeur, dans ces colonnes, à l’occasion de son précédent passage dans la capitale française - chronique du 18 avril 2024.
Il s’y présente à la tête de deux quartets distincts sur des compositions de son cru et joue du contraste entre les deux faces d’une même monnaie, dont les deux volumes de ce nouvel opus formeraient comme l’avers et l’envers d’une œuvre conjointe : deux visions résolument proches et distantes.
La question du temps musical est d’une brûlante actualité, tant en musique contemporaine qu’en jazz. Le temps dont il s’agit ne saurait se limiter au tempo ni même à la métrique du morceau, encore que nous verrons que sur ce terrain aussi, l’approche de Michaël réserve quelques surprises. Alors que le volume 1 se rattache à une tradition immémoriale en jazz qui fait explicitement référence à ce type de repères (tempo, métrique), le volume 2, en revanche, s’aventure dans des contrées où le temps n’est pas forcément mesuré et ou sa scansion, implicite et|ou irrégulière, laisse place au déploiement du son qui a parfois besoin, pour que l’auditeur en perçoive toutes les dimensions, de se libérer des barres de mesure.
Points forts
Ces considérations, qui peuvent paraître abstraites au premier abord, revêtiront, tout du moins je l’espère, une vérité d’évidence à l’écoute de la musique.
Il ne faut pas se laisser prendre par la simplicité trompeuse du premier morceau du volume 1, #63 (Settled), les accents chantants du Fender Rhodes et la séduisante emprise que la mélopée exerce sur l’auditeur ; sa structure rythmique, mélodique et harmonique est, en réalité, complexe. Elle fait référence au numéro de l’hexagramme correspondant du Yi -King (63), le livre divinatoire chinois. Le chiffre crypté de l’hexagramme 63 est 56. « Qu’à cela ne tienne. » a sans doute pensé Michaël. #63 (Settled) sera donc régi par un rythme de 7|8 et il faudra 56 croches (7 multiplié par 8) pour retrouver le 1er temps de la première mesure du thème ! Encore faut-il préciser que le travail de post-production ajoute à la luxuriance sonore avec la démultiplication des voix du saxophone alto et un savant travail sur la réverbération et l’écho sonore. Malgré ou à cause de cette sophistication extrême, le résultat est d’une surprenante simplicité et nous nous laissons emporter par l’irrésistible beat et la basse ondoyante, toute en rondeurs oblongues, de Matt Povolka.
Le second volume nous place dans une tout autre perspective temporelle, si je puis me permettre cette association de deux mots qui renvoient respectivement au temps et à l’espace. Mais l’approche non mesurée du temps qui prévaut ici confère paradoxalement l’espace nécessaire pour permettre au son de se développer et surtout de se disperser.
Je vous suggère d’écouter à cet égard un Aprils d’anthologie, magnifique mélodie signée Michaël Attias, aux affleurements multiples. J’ai naïvement pensé à son écoute qu’il renvoyait à l’expérience de cette saison, le printemps, dans différentes villes. Au hasard, Paris, New-York, Berlin…
Le propos de Michaël fait, en réalité, référence à l’histoire de la poésie anglaise de Geoffrey Chaucer à T. S. Elliot. Dans un synchronisme dont il a le secret, Michaël nous restitue indissolublement le miel et la douceur de la vision de Chaucer et la version renversée et abrupte, comme dans une camera obscura, de T.S Eliot où la cruauté prévaut. Souvenez- vous du surgissement de l’angoisse inhérente aux motifs répétitifs du Sacre du printemps de Stravinsky ?
« April is a cruellest month, breeding
Lilacs out of the dead land, mixing
Memory and desire stirring” T. S Elliot The waste land
C’est cette ambiguïté fondamentale du mois d’avril qu’évoque Michaël. Pour cela, Il a mobilisé deux vitesses de tempo superposées : une sorte de danse en trois temps et une autre à quatre temps. La structure harmonique, qui mêle deux types de résolution contraires, n’est pas en reste : l’une tournée vers le haut solaire, c’est Chaucer et l’autre vers le bas, lunaire, c’est T. S Elliot. Mais, à la fin, c’est le son que Michaël tire de son instrument qui concentre en lui-même, par sa fragilité vacillante et sa profondeur sereine, tout le miel de Chaucer et la cruauté de T.S. Elliot
Quelques réserves
Elle est tout extérieure et porte sur la réception de cette contribution majeure au jazz contemporain dans notre pays. Certes le disque vient d’être publié, mais j’attends avec impatience les papiers dans la presse nationale susceptibles de relayer ma modeste contribution, pour donner à cette musique le maximum d’audience. Elle le mérite.
Encore un mot...
Michaël Attias a joué à deux reprises en France au mois de novembre. Lui, le Berlinois d’adoption, a passé la frontière pour participer au Festival de jazz de Strasbourg, accompagné par sa formation européenne, avec notamment le prometteur Samuel Ber aux drums et la vibraphoniste Evi Filippou dont on commence à dire le plus grand bien.
Je l’ai entendu à Paris quelques jours plus tard, le 14 novembre, chez Hélène Aziza en sa Maison-galerie, le 19 Paul Fort. Il s’y produisait au sein du trio Alta avec un vieil ami, Thierry Waziniak avec lequel il avait formé son premier groupe à Paris à la fin des années quatre-vingt et l’étonnant Gaël Mevel au violoncelle et au piano. Ils improvisèrent sur des mélodies sublimes - Charles Dumont, le parolier de Piaf, Josquin des Prés, Ravel -, elles semblaient issues du silence et y retourner après que les trois amis fussent subrepticement intervenus, Comme les morts en parlent au bord de la mer, poème-composition de Gaël joué ce soir-là.
Je recommande leur disque enregistré il y a quatre ans - une éternité à l’ère médiatique, mais c’était hier à l’échelle de l’impermanence -. Il est disponible sur la toile.
Une phrase
Michaël Attias fut, selon ses propres termes, un vieil adolescent privé d’avenir, traversant l’Amérique d’Est en Ouest, bourlinguant dans les cars de la compagnie Grey Hound à la manière d’un Kerouac du XX ème siècle finissant, en Arizona, dans le Colorado ou dans le Connecticut. Mais la musique l’a vite rattrapé et il eut le légendaire compositeur et multi-instrumentiste Anthony Braxton pour maître. Il l’a rencontré une première fois à Paris à l’école de musique qu’avait fondé le contrebassiste et chef d’orchestre Alan Silva l’ACP (au 89, rue Oberkampf). Il avait vingt-trois ans et lorsqu’il se mit au saxophone, Braxton l’interrompit par ces mots « Vous êtes qui vous ? »
Mais aujourd’hui, alors que Michaël est devenu à son tour un maître, il reproche gentiment à certains de ses élèves de la School of improvised Music d’avoir perdu le goût de l’aventure et de penser d’emblée en termes de management de carrière et d’image de marque.
La parole de Michael Attias est d’or. Il a fréquenté la Knitting Factory au milieu des années quatre-vingt-dix, alors que New-York était en pleine ébullition. Il a joué avec tout ce que Big Apple compte de créateurs d’exception : Tony Malaby, peut-être le plus grand saxophoniste que la planète jazz ait porté depuis John Coltrane, le batteur Tom Rainey dont l’importance dans l’histoire de l’instrument est sans doute comparable à celle d’Elvin Jones.
Il a surtout joué sa propre musique. Il a enregistré une dizaine de disques en tant que leader, qui tous témoignent de la longévité de la collaboration qu’il a souhaité instaurer avec des partenaires remarquables : le batteur Tom Rainey déjà cité, le bassiste John Hébert ou le pianiste Matt Mitchell.
Aujourd’hui, il se partage entre son quartet new-yorkais, objet de la présente chronique, au personnel variable au gré de certaines rencontres, le trio Renku avec Hébert à la basse et Satoshi Takeishi aux drums, et sa formation européenne. Michaël est aussi capable de partir Sur la route (Jack Kerouac encore) en tant que sideman. Mais sa présence bouleverse à chaque fois la donne.
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