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Avec une ponctualité métronomique, Pierre de Bethmann nous donne régulièrement de ses nouvelles discographiques. Après Credo, paru il y a quelques mois et salué dans ces colonnes, voici Agapé. Ce nouvel opus est indissociable du précédent, puisqu’il est issu de la même séance d’enregistrement, avec les mêmes compagnons de route, David El Malek au saxophone, Simon Tailleu à la contrebasse et Antoine Paganotti à la batterie, formant le quartet régulier du pianiste et jouant ses compositions.
Ce groupe ne se réunit jamais par hasard en studio. Il ne le fait que lorsque les compositions nouvelles du leader ont été longuement mûries, que chacun a pu en prendre connaissance à son rythme et qu’elles ont eu l’occasion d’être jouées ensemble en public. Pour cette séance, deux jours d’enregistrement avaient été programmés et, à l’issue du premier jour, le matériau sonore destiné à Credo était dans la boîte. De sorte que Agapé, confié à la cire comme on disait naguère, le lendemain, exhale des parfums d’after hours. Quand on interroge Pierre de Bethmann sur cet après, il affirme spontanément que lui et ses acolytes seraient allés plus loin, avant de préciser sa pensée : les thèmes joués ce jour-là auraient permis de laisser plus d’espace entre les musiciens.
Il faut préciser que les compositions du leader, en raison des métriques utilisées et de leurs progressions harmoniques peu communes représentent, de l’aveu même de leur auteur, un cadre contraignant qui nécessite, de la part de ses partenaires, un long apprentissage. Les solos de David El Malek, par exemple, qui frappent par leur maîtrise, ont sans doute donné lieu, à tout le moins est-il permis de le penser, à de longues mises au point préalables de la part du saxophoniste pour parvenir à une telle aisance du jeu.
Lorsqu’on interroge Pierre de Bethmann sur la manière dont il aborde la composition, il tient à préciser qu’elle se situe aux antipodes d’une conception rhapsodique où l’on extrait du continuum de l’écriture une partie, somme toute modeste, comme support de l’improvisation. Lui, au contraire, essaie de faire en sorte que toutes les parties de ses compositions soient propices à l’improvisation.
Pierre de Bethmann a reçu, en particulier comme instrumentiste, une solide formation classique, mais il aborde la composition à partir du jazz ; même s’il ne nie pas avoir subi l’influence d’une certaine musique occidentale du vingtième siècle, il se réclame des principes d’écriture des standards américains auxquels il instille a posteriori des éléments exogènes qui peuvent relever de la tradition classique à laquelle il demeure très attaché mais, si l’on peut dire, “du point de vue” du jazzman qu’il est.
Points forts
Pour bien comprendre ce qui fait l’originalité des compositions du maître, il n’est que de prendre pour illustration le thème qui donne son titre à l’album : Agapé. Le morceau, qui comporte trois parties, débute avec une sorte de ritournelle, dont l’ostinato est joué à l’unisson par la main gauche du pianiste et le bassiste. Il ne comporte pas moins de cinq changements de métrique se succédant à cadence rapide : 12|4, 13|4 et 4|4. L’harmonie utilisée, qui s’écarte résolument du schéma classique de l’anatole utilisé couramment dans les standards depuis Gershwin, est faite d’une succession de triades et joue sur l’ambiguïté tonale où chaque accord donne lieu à une double notation dans deux tonalités différentes : ré et fa #.
L’utilisation conjointe d’un système harmonique non fonctionnel et de métriques complexes permet de porter à son comble le couple tension-détente, avant la résolution finale d’une progression harmonique qui représente un défi par rapport aux règles de la tonalité.
A partir de là, l’improvisation peut se développer pour ainsi dire librement. Pierre de Bethmann, conformément à la tradition de l’improvisation française, préfère utiliser le terme de variation où l’apport des solistes s’inscrit dans le cadre fourni par le compositeur. Il réserve le terme d’improvisation à cet exercice, courant chez nos organistes classiques, qui consiste à inventer ex abrupto le cadre lui-même qui se génère spontanément, au fur et à mesure du développement de la pensée musicale de l’improvisateur, dans une forme musicale ouverte. Il cite en exemple l’improvisation de l’un des titulaires de l’orgue de Notre-Dame, Thierry Escaich, le jour de l’inauguration de la cathédrale après restauration, qui a tellement frappé les auditeurs qui avaient l’impression d’assister à une véritable renaissance musicale par sa liberté extrême.
Il arrive parfois à Pierre, lorsque qu’il se sent en confiance, d’utiliser cette voie de l’improvisation libre comme dans le premier morceau de son album Go enregistré en 2012 où, juste après l’exposition du thème, il se lance dans cet exercice risqué et exigeant entre tous où la moindre imperfection serait identifiable et adultèrerait l’équilibre de l’ensemble.
Pierre de Bethmann se méfie comme de la peste de ce qu’il appelle la créationnite qui consiste à céder aux sirènes de certains tourneurs ou d’une partie du public qui demande sans cesse plus de nouveau.
Pierre de Bethmann considère, au contraire, qu’il faut du temps pour que l’entente soit complète entre les musiciens. C’est pourquoi il a toujours privilégié la stabilité de ses groupes qui seule permet l’indispensable cohésion qu’exige le travail d’improvisation autour de ses exigeantes compositions. Les grands anciens n’ont-ils pas, à cet égard, indiqué la marche à suivre, qu’il s’agisse des deux quintets de Miles, du quartet de Coltrane ou de celui de Thelonious Monk ?
Dès Prysm, son premier trio béni des Dieux avec lequel il avait décroché un contrat auprès du mythique label Blue Note, ou plus tard celui avec Sylvain Romano et Tony Rabeson avec lequel il a signé une suite de cinq album, Pierre a eu à cœur de privilégier la longévité de ses collaborations musicales.
Il y a donc fort à parier que les éclatantes réussites que sont Credo et maintenant Agapé ne soient suivies de beaucoup d’autres, c’est en tout cas la grâce que l’on souhaite à ce remarquable combo.
Quelques réserves
Face à tant de rigueur, de probité et de cœur à l’ouvrage, il n’y en a aucune.
Encore un mot...
L’album est publié dès la fin de ce mois sur le label indépendant Aléa, mais nous pourrons retrouver le quartet en live pour le lancement officiel de ce nouvel opus le 6 mars 2025 au Bal Blomet dans le quinzième arrondissement.
L'auteur
La carrière de Pierre de Bethmann s’étale désormais sur une période de près de trente années : après Prysm, le trio des quatre essais parus en CD et un supplémentaire où Nelson Veras à la guitare remplace le batteur Tony Rabeson ; après la série Illium à géométrie variable (quartet, quintet ou moyenne formation) ; et après les trois albums de Medium ensemble, formation de douze musiciens qui jouait ses travaux de composition, Pierre partage désormais son activité entre ce nouveau quartet, les collaborations ponctuelles en tant que sideman (Pier Paolo Pozzi, Francesco Buzzati ou Sylvain Beuf), le quatuor de Piano Forte, qui rassemble quatre de nos meilleurs claviéristes et dont le succès ne se dément pas, et l’enseignement au Conservatoire National Supérieur de Musique où il tient la classe de piano avec Paul Lay et anime un atelier de composition appliquée.
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