“Hindsight”, Live At La Seine Musicale

Sagesse rétrospective lors d’un concert talismanique, quarante ans après la disparition de Bill Evans
De
Enrico Pieranunzi accompagné par Marc Johnson et Joey Baron
CD album
Label Jazz Cam
Paru le 23 août 2024
13,99 €
Notre recommandation
4/5

Infos & réservation

Thème

Le 15 septembre 1980, mourrait à New-York le pianiste Bill Evans à l’âge de quarante-neuf ans. La perte fut immense pour le monde du jazz. Plus de quarante années après, il faut bien constater que la figure de Bill Evans ne s’est nullement effacée des mémoires et continue toujours d’inspirer la cohorte innombrable de ses disciples. Enrico Pieranunzi en fait incontestablement partie et s’il est à compter au premier rang d’entre eux, c’est parce qu’il a su, mieux que d’autres et à force de travail et de persévérance, se montrer digne de cet héritage et le sublimer dans une magnifique synthèse personnelle.

Dès la première moitié des années quatre-vingt, le pianiste italien formait, avec ceux qu’il retrouve aujourd’hui dans cet enregistrement live, un trio américain dont nul ne sait si son projet intime fut, à l’origine, de perpétuer la geste evansienne. Ce trio comprenait le dernier contrebassiste du maître, Marc Johnson, et le batteur Joey Baron qui avait entrepris de repenser l’alphabet musical de son instrument. 

Au long des quatre décennies qui suivirent, ces trois-là ont eu maintes fois l’occasion de jouer et d’enregistrer ensemble pour le plus grand plaisir des amateurs. Jusqu’à ce dernier opus, justement nommé Sagesse rétrospective ou Hindsight en Anglais, qui retrace l’ultime concert des trois amis sur une scène parisienne, portés par la ferveur du public, lançant des regards obliques et furtifs sur le long chemin parcouru ensemble. Il faut bien constater qu’ils y sont visités par un véritable état de grâce. 

Quant au lien de filiation qui unit Enrico à son maître Bill Evans, lorsqu’il débuta sa carrière dans le courant des années soixante-dix, il faisait partie des pianistes hard-bop pour lesquels le jeu de Bill était une référence parmi d’autres se mêlant aux influences de Bobby Timmons, d’Herbie Hancock et surtout de McCoy Tyner, le fidèle accompagnateur de Coltrane. Mais Enrico n’avait pas dit son dernier mot et il reconsidéra son point de vue à l’égard du jeu de Bill Evans un peu plus tard. Il fallut attendre pour cela le début des années 2000, à l’occasion d’une monographie qu’il lui consacra.

 Depuis cette date, qui marque une authentique conversion de son regard à l’égard de l’art suprême de son illustre devancier, le jeu des deux pianistes se sont considérablement rapprochés De sorte que, paradoxalement, c’est cette proximité nouvelle, longuement recherchée et cultivée, qui a donné à Enrico Pieranunzi l’occasion de développer son propre style avec ce discours souverain, plein de sensibilité et de profondeur lyrique, que nous lui connaissons aujourd’hui.

Points forts

  • Le trio qu’on entend ici repose sur une longue expérience partagée et une entente parfaite entre les trois musiciens. Marc Johnson n’aura joué que deux années au sein du trio de Bill Evans, même si près d’une dizaine de CD permet de se rendre compte de ce que fut leur collaboration. Qui mieux que Marc pouvait témoigner auprès d’Enrico de cet héritage glorieux et si précieux pour lui ? Et, de fait, son apport au trio est en tout point remarquable : dialogue et soutien fidèle au pianiste, reprises inspirées des mélodies, solos d’une extrême sensibilité et, en même temps, animés d’un infaillible sens de la construction. Le jeu du batteur Joey Baron est hors norme et ne ressemble à nul autre. Il recherche avant tout à produire, sur les peaux et les cymbales, un son directement sensuel et sensible, sans afféteries ni effets démonstratifs. Son jeu, d’un grand dépouillement, est uniquement au service de la musique. Il faut entendre son introduction aux balais dans Surprise Answer, entre souplesse, délicatesse et subtilité, avant qu’il ne prenne un solo enflammé, loin de toutes les facilités spectaculaires.

  • Enrico Pieranunzi nous présente un répertoire rassemblant ses propres compositions, à l’exception du fameux Everything I love de Cole Porter. Il est évidemment le mieux placé pour en tirer toute la substantifique moelle, dans des improvisations ferventes et équilibrées.

  • La technique dont fait preuve Enrico est éblouissante, avec un jeu en accords d’une sûreté confondante, un toucher profond et sensible, un sens de la progression dramaturgique qui permet de porter la tension lyrique de certains morceaux à un degré rarement atteint.

Quelques réserves

Ce trio d’exception s’inscrit dans la plus haute tradition du jazz moderne. On ne peut le comparer qu’à ce qui fait de mieux, dans un secteur pourtant hautement concurrencé. C’est dire que nulle réserve ne saurait être de mise. 

Encore un mot...

Enrico Pieranunzi fait incontestablement partie du club très fermé des plus grands pianistes de jazz actuels. Mais il n’est pas seul de son espèce et cela nous donne l’occasion de saluer ici la prestigieuse lignée italienne avec, entre autres, Franco d’Andrea, Giovanni Mirabassi, Antonio Faraò, Stefano Bollani qui, tous, pourraient se réclamer à juste raison de legs de Bill Evans et que unisse une forte inclination pour les mélodies chantantes, l’introversion lyrique et les beautés captieuses de certaines harmonies profondes dont le grand Bill, le premier, a donné l’éternel modèle.

L'auteur

Enrico Pieranunzi a reçu une solide formation de pianiste classique et est sorti diplômé du conservatoire de Reggio Calabria en 1972. Il exercera d’ailleurs la fonction de professeur au conservatoire de Frosinone jusqu’en 1998.

Il enregistre sous son nom en trio, dès le milieu des années 1970. Il se fait connaître en accompagnant nombre de musiciens américains de passage en Europe : Art Farmer, Johnny Griffin, le tromboniste Kai Winding et surtout Chet Baker, avec lequel il a passé un pacte musical intime, sans doute lié à la sensibilité exacerbée du trompettiste, qui devait trouver chez notre pianiste un secret écho.

Il a fondé trois trios connus : l’un avec ses partenaires italiens, Enzo Pietropaoli et Fabrizio Sferra, l’autre européen avec Hein Van de Geyn et André Ceccarelli et le troisième américain, americano comme disent nos amis Italiens, avec Marc Johnson et Joey Baron ou Paul Motian.

Au moment où sera disponible cette chronique, un autre disque d’Enrico paraît, consacré à Fauré et intitulé Forever Fauré, contenant diverses pièces, dont certaines rares du répertoire du grand compositeur français, en quoi notre pianiste aura su préserver, jusqu’à ce jour, son double tropisme envers le jazz et la musique classique.

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