
Five migrant pieces
Parution juin 2024
Album CD
16 €
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Thème
Je souhaite réparer un oubli. Je m’en voudrais de passer sous silence le dernier album de l’un des musiciens français les plus marquants, bien que la reconnaissance dont il bénéficie ne soit pas à la hauteur de son talent, j’ai nommé Christophe Monniot, qui a fait paraître au seuil de l’été 2024 un Five migrant pieces d’anthologie. Le concert qu’il a donné au Triton le samedi 29 mars, où il a pu présenter à nouveau au public cette œuvre ambitieuse, lui redonne une actualité certaine.
Pour faire comprendre à quel point Christophe Monniot est un grand saxophoniste alto, mais il s’exprime aussi au soprano et même parfois au baryton, il faut rappeler une scène dont l’un de ses mentors, le batteur Daniel Humair, a été témoin alors que son orchestre assurait la première partie d’un concert du saxophoniste ténor américain Michael Brecker. Ce dernier, aujourd’hui disparu, a été adulé par les foules et c’était un maître sur son instrument. Quand il eut entendu Christophe, il fut tellement impressionné par son jeu qu’il eut à son égard un comportement du fan plein d’admiration, lui posant toutes sortes de questions, allant jusqu’à l’interroger avec curiosité sur le type d’hanche qu’il utilisait pour produire un tel son sur l’instrument … Je crois que cette scène se passe de tout commentaire.
Avec Five migrant pieces, suite d’un nouveau genre que Christophe Monniot a mené à bien, il apparaît non seulement comme saxophoniste, mais également comme concepteur, compositeur et chef d’orchestre.
L’originalité de ce projet réside dans le fait que Christophe Monniot a demandé à chacun de ses musiciens de nous parler de ses origines, et comme la France s’est historiquement constituée par l’accueil de différentes nationalités migrantes, c’est comme cela qu’on entend parler dans l’album créole, vietnamien, roumain, italien, tchèque et français.
Quant à Monniot, bien conscient de l’amphibologie du mot Hostis, il annonce d’emblée la couleur : il préfère l’hospitalité à l’hostilité, l’accueil à la guerre, l’amour à la haine et l’étranger qu’un reçoit plutôt qu’on tue.
Il cite même Derrida, ce qui ne peut nous déplaire : « Un acte d’hospitalité ne saurait être que poétique ». De fait, son propos ne doit nullement être interprété comme directement politique. Il appartient à chaque Etat de définir les conditions dans lesquelles il accepte de recevoir les étrangers sur son sol. Mais l’hospitalité, comme la poésie ou la philosophie, vise le principe dans son essence. De ce point de vue, l’hospitalité ne saurait être que inconditionnée.
A partir de là, la musique peut se déployer, elle mêle le jazz le plus actuel, avec les accents groovy de la Great Black Music ou des échappées qui se réfèrent à la musique contemporaine (Chez le pianiste Josef Dumoulin, en particulier).
Points forts
Christophe Monniot a utilisé différentes sources pour construire son œuvre : des archives sonores et, de fait, on entend la voix de Martin Luther King prononçant son célèbre discours du 28 août 1963, I have a dream, ou celle de l’abbé Pierre, avec son appel pendant le terrible hiver de 1954, ou celle enfin d’un représentant des sans-papiers. Il donne à lire des textes littéraires comme Mort et vie de Séverine de Joao Cabral Melo Neto. De sorte que son projet, en combinant archives et musiques des plus audacieuses, revêt une dimension à la fois historique et anthropologique.
Et puis, il y a la musique. Et pas n’importe laquelle : le jazz lui-même n'est-il pas issu, dès sa formation syncrétique, du métissage des cultures, de leur créolisation, comme dirait Edouard Glissant ?
La question centrale posée par ce projet audacieux pourrait être ainsi formulée : comment la musique peut-elle servir, par son incomparable pouvoir d’évocation, un propos affiché autour de la migration qui explicitent voix, mots et documents d’archive, sans qu’elle ne soit réduite à une simple fonction d’illustration du “message” délivré. Pour cela il faut que l’imagination formelle de la musique puisse se déployer en toute liberté dans un esprit de recherche et de création. Et c’est bien le cas ici.
Christophe Monniot a fait appel, pour ce faire, à ce qui se fait de mieux dans la jazzosphère. Tous sont des musiciens hors pair, maîtrisant parfaitement leur instrument, qu’il s’agisse du jeune Aymeric Avice, trompettiste au son vif-argent, du claviériste Jozef Dumoulin à mi-chemin entre musique contemporaine et musiques électroniques, le brésilien Nelson Veras dont le visage imperturbable masque la sensibilité extrême de son jeu, de Nguyên Lê à l’autre guitare connu depuis bien longtemps dans les circuits du jazz français, de Bruno Chevillon l’un des plus grands contrebassistes actuels, de Franck Vaillant qui emmène avec une joie tranquille tout l’orchestre et nous gratifie d’un solo éblouissant dans 6T2P, Pt.2 et, bien entendu, Christophe Monniot lui-même, capable de tout jouer à l’alto et qui, surtout, sait développer des improvisations pleines de paradoxes où les traits de virtuosité voisinent avec des sons rauques, étranglés dans le suraigu, déchiquetés en lambeaux sonores, qui se font l’écho de la souffrance des migrants sur le chemin de l’exil.
L’œuvre semble traversée par le thème du mouvement, du flux, de la marche, inhérents à la migration elle-même ; le duo solidaire basse-batterie n’a pas son pareil pour figurer cette idée. Je ne connais pas au monde un contrebassiste comme Bruno Chevillon, capable de dresser ce paysage sonore en mouvement, comme la forêt de Shakespeare qui avance imperceptiblement pour assiéger la forteresse. Son jeu est souple, bondissant, comme une marche inéluctable et comportant une multitude de pas de côté, signes irréfutables du swing le plus pur.
Quelques réserves
On aurait pu craindre un asservissement de la musique au profit d’un message prétendument politique. Il n’en est rien. Ce projet évite, tout au contraire, ces pièges courants et ménage à la musique sa part de rêve et d’espoir, ressorts intimes du migrant qui fuit sa terre natale pour un destin meilleur sous des cieux plus cléments. De réserves, nul ne saurait, à mon sens, valablement en formuler.
Encore un mot...
Il est un autre talent de Christophe Monniot qu’il convient de ne pas sous-estimer, c’est celui de compositeur et de leader. Il est l’auteur de toutes les compositions, servies par un sens de de la progression de chaque morceau, alternant les parties écrites qui parfois intègrent de lointaines influences de musiques ethniques, les voix étrangères, ou qu’accompagnent un doux accent, et les improvisations les plus débridées d’un jazz furieusement actuel.
L'auteur
Christophe Monniot est passé par le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris (CNSM). Il débute sa carrière en tant que sideman, partie prenante de plusieurs projets ou orchestres de renom : Tous Dehors de Laurent Dehors, Le sacre du tympan (admirez le jeu de mots) de Fred Pallem, le Baby boom de Daniel Humair, en hommage aux Trente glorieuses et pépinière de jeunes talents, L’orchestre national de jazz (ONJ) dirigé par Paolo Damiani ou, plus récemment, le Jazz reunion des frères Moutin.
Christophe Monniot se signale par sa capacité à mener à bien des projets multidimensionnels (Chants, musique, composition et improvisation). S’il reçoit, dès 2006, un prix de l’Académie Charles Cros pour son album où il procède, en compagnie d’Emile Spanyi, à la relecture de standards, il faudra attendre 2024 pour qu’il soit reconnu comme saxophoniste alto de l’année par le jury conjoint des rédactions de Jazz News et Jazz Magazine.
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