Dark was the night, cold was the ground
Parution le 24 octobre 2024
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Thème
Samuel Blaser, tromboniste, compositeur, chef d’orchestre, a choisi la complainte du vieux bluesman pour morceau éponyme de son nouvel album.
Dark was the night, cold was the ground est d’abord un blues de la plus antique tradition, joué et chanté par le guitariste Blind Willie Johnson, dont il existe un témoignage enregistré daté de 1927. On le dit tiré d’un hymne écrit à la fin du dix-huitième siècle par un pasteur anglais, qui fait référence à la déposition du Christ.
Mais le chant du bluesman, porté par les glissandos de la guitare, comme fredonné et faiblement gémi, ne comporte aucune parole et, en l’écoutant, on ne peut s’empêcher de penser à la haute figure de Blind Willie, à ces dernières années d’errance. Son corps fut retrouvé sans vie, gisant sur le sol de sa masure délabrée et incendiée depuis longtemps, où il demeurait.
La version du tromboniste Samuel Blaser, du guitariste Marc Ducret et du batteur Peter Bruun est aussi poignante que l’original et s’inscrit dans sa droite ligne, bien que près d’un siècle les séparent et que tout semble opposer les trois européens et leur lointain devancier texan.
Elle a été enregistrée, comme le reste de l’album, dans les studios de la Rock Star britannique Steve Winwood, guitariste lui aussi, qui eut son heure de gloire. Je pense, en particulier, à ses duos avec Eric Clapton.
Voilà presque une décennie que nos trois musiciens jouent ensemble et ce n’est pas le fruit du hasard. Nous avons affaire à un trio d’exception, par sa science musicale, sa maîtrise instrumentale, son background sonore, mais surtout parce qu’il n’a de cesse de tenter d’inventer du nouveau.
Points forts
Il faut sans doute revenir sur cette étrange communauté d’esprit qui, malgré les discontinuités historiques, semble unir la complainte du bluesman aveugle à l’hommage que leur ont rendu les trois européens à la faveur de la reprise de son Dark of the night…
Ils n’ignorent rien des derniers développements du jazz actuel ; ils jouent une musique prétendument savante aux confins de l’héritage classique, de la musique contemporaine, du rock ; leur technique est prodigieuse ; leur culture musicale inépuisable et pleine de sagesse.
Comment expliquer alors cette proximité qui les unit à Blind Willie, à sa pauvreté sublime et intrinsèque ? C’est qu’il existe un lien incontestable entre le primitivisme, si l’on peut risquer ce mot, et la modernité, entre les masques africains et les visages simplifiés des Demoiselles d’Avignon de Picasso. Notre trio européen tardif doit le savoir à sa manière.
Il faut écouter pour s’en convaincre les premiers accords bluesy de la guitare sur Dark was the night…, qui, curieusement, font aussi penser à un japonisme imaginaire. Que dire des accents jungle de la sourdine wawa de Samuel, qui nous rattachent au temps de l’Ellington mania, sinon qu’elle maintient mystérieusement le lien avec ce passé immémorial du jazz ? Quant au jeu apparemment libre de Peter Bruun, qui s’affranchit des servitudes du tempo, il pourrait bien poursuivre la tradition de simplicité des pères fondateurs de la batterie.
Cette musique semble vouloir dépasser sa sophistication extrême, son incontestable complexité au profit d’un but plus lointain pour lequel les maîtres mots seraient : dévotion secrète à la mélodie, lyrisme, gravité.
On a coutume de dire que le jazz n’est pas une affaire de composition et que les thèmes qu’il utilise, faits souvent de quelques notes, ne sont qu’un prétexte à l’improvisation. C’est profondément vrai. Mais il est frappant de constater comment des musiciens aussi créatifs que Samuel Blaser et Marc Ducret n’ont de cesse, dans leurs improvisations débridées, de revenir au thème et à sa simplicité originelle, comme s’il représentait un ultime et salvateur point d’appui.
Quelques réserves
Il n’y en a aucune, sauf pour dire que l’auditeur le moins préparé doit aborder cette musique sans a priori. Son accès a été voulu par ses créateurs simple et direct.
Encore un mot...
Nous avons eu la chance de pouvoir assister à la présentation du disque, Dark was the night, cold was the ground à la Maison-galerie, 19PaulFort qui, décidément, fait beaucoup pour le jazz actuel. C’était le 3 novembre 2024. Et bien entendu, dans ce concert inaugural, rien ne s’est passé comme cela devait. Entendez par là que, par la grâce de l’improvisation et à partir d’un matériau thématique proche du disque, le trio Blaser-Ducret-Bruun nous a mené, pour notre plus grand plaisir, dans des contrées lointaines et inexplorées.
L'auteur
Samuel Blaser est sans doute l’un des plus grands trombonistes qui soit apparu sur la scène du jazz ces dernières années. Il vient d’ailleurs de recevoir le trophée Best of jazz, remis par les rédactions réunies de Jazz Magazine et Jazz News, du meilleur tromboniste étranger de l’année. Samuel est de nationalité suisse et il mène, depuis près de deux décennies, une carrière internationale à la hauteur de son immense talent. Âgé de quarante-trois ans, il a déjà à son actif plus de quatre-vingt albums.
Il a su nouer un dialogue ancien et nourri avec quelques maîtres historiques du jazz. Grâce aux contacts qu’il avait établis avec sa garde rapprochée, il a pu enregistrer à New-York un album avec le grand batteur Paul Motian. Ce dernier a dû être impressionné par la maîtrise instrumentale du tromboniste et le prestigieux matériau musical qu’il avait apporté dans ses bagages (Monteverdi), puisqu’on sut plus tard qu’il avait l’intention d’engager Samuel dans sa propre formation, avant qu’il ne soit emporté par la maladie.
Samuel Blaser entretient également des relations privilégiées avec son compatriote le percussionniste Pierre Favre, qu’il considère comme son père spirituel et le batteur Daniel Humair avec lequel il forme le trio dénommé Helveticus.
Il est capable de multiplier les expériences musicales de toute sorte : de la musique contemporaine (Berio) jusqu’au Ska, l’ancêtre du Reggae auquel il a consacré un opus réjouissant (Routes), en passant par ses propres formations en trio et en quartet.
Marc Ducret est un grand guitariste et un créateur d’exception qui a su créer un univers à part, comparable à nul autre et reconnaissable entre tous. Son inspiration à la guitare se nourrit des stridences du free jazz et de la sonorité dirty des bluesmen. Il a parfaitement intégré les novations apportées par les guitaristes Rock : son jeu en serait comme l’équivalent métaphorique dans le contexte jazzistique.
Il a joué avec les principaux acteurs de l’avant-garde new-yorkaise comme Tim Bern ou Tony Malaby. En France, on l’a entendu aux côtés de Daniel Humair ou Michel Portal. Il se produit avec son trio historique accompagné de Bruno Chevillon à la contrebasse et Eric Echampard à la batterie ou à la tête d’une grande formation qui joue ses compositions. Il a ainsi signé et dirigé une magnifique adaptation de Macbeth, Lady M.
Peter Bruun, percussionniste et batteur, nous vient du Danemark. Marc Ducret, qui ne tarit pas d’éloges sur son jeu, a contribué à le faire connaître dans notre pays en l’invitant à jouer à ses côtés. Il est à l’aise dans les contextes les plus variés : des avant-gardes à la musique plus cadrée du multi-instrumentiste anglais Django Bates.
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