Une sortie honorable
Janvier 2022
208 pages
18.50€
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Thème
La guerre d’Indochine et son épilogue, Dien Bien Phu ; une guerre analysée dans ses causes diffuses et ses ultimes soubresauts, de l’impasse coloniale à la compromission des élites françaises, toutes liées par une communauté d’intérêts incarnée par la bourgeoisie réputée solidaire.
Ainsi est-il question tout à trac et sous la forme d’une enquête à charge, des mauvais traitements de Michelin à l’égard de ses ouvriers indigènes sur une plantation d’hévéas, de la condescendance du blanc révélée par un guide de voyage, des bâillements des parlementaires indifférents aux débats de l’Assemblée nationale traitant de la poursuite de la guerre, de l’ego surdimensionné des militaires et de leurs erreurs d’analyse, de la spéculation financière associée à cette aventure.
Les héros ou simples acteurs du drame indochinois sont ainsi condamnés. Edouard Herriot et René Pleven pour les élus de cette IVème République déclinante, Jean de Beaumont, administrateur de la Banque de l’Indochine puis Président de la Banque Rivaud pour les banquiers avides, Henri Navarre, commandant en chef du corps expéditionnaire, Jean de Lattre de Tassigny aux mêmes fonctions avant lui, le colonel de Castries commandant la place de Dien Bien Phu et ce pour les militaires. Les mêmes encore et collectivement, car à lire l’auteur, tous sont issus des mêmes rangs, l’aristocratie et la bourgeoisie, des mêmes grandes écoles et autres universités, des mêmes quartiers et des mêmes familles par l’effet d’alliances consanguines.
Points forts
La méthode démonstrative et féroce ; le style, excellent, incisif, à l’instar du modèle L’ordre du jour primé par le Goncourt (2017).
La proposition sous-jacente, une « comédie humaine » à la Balzac, très condensée et sous son approche morale, à la manière de Plutarque et dans le ton de La vie des hommes illustres.
Quelques réserves
Un talent indéniable au service d’une cause biaisée, niant une partie de l’histoire et abimant des héros d’hier pour les réduire à la dimension de personnages de romans auxquels on peut impunément imputer tous les crimes.
Ainsi le général Navarre, malheureux stratège de l’opération « Castor », n’a-t-il pas démontré plus tôt sa détermination contre le régime nazi, avec l’opération « Desperado » et dans la clandestinité ? Quant au colonel de Castries, est-il indécent de rappeler qu’il a résisté 57 jours à la tête de 14000 hommes dans la cuvette de Dien Bien Phu sous la mitraille Viet-Minh qui en comptait trois fois plus dans des conditions qui réduisent l’évocation de son dandysme à la caricature ?
Enfin et sur ce thème, on s’interrogera à l’envie sur l’opportunité de sabrer la famille Vallery-Radot, sans lien avec l’histoire, ou de gloser sur la carrière et les rémunérations d’Henri de Castries à la tête d’Axa, jusqu’au nom de jeune fille de sa femme, lui qui n’était pas né le jour de la reddition de Dien Bien Phu. Quel intérêt sinon celui d’abattre un monde plutôt que d’écrire l’histoire ?
Encore un mot...
Eric Vuillard s’attache à l’histoire récente, s’inspire de faits avérés, de chiffres officiels et de quelques autres documents hétérogènes, souvent mineurs ou isolés, pour en définir le contexte… et du contexte, gloser sur la cause et l’effet, cet exercice étant certes mené dans un enchaînement brillant et romanesque, mais pour aboutir finalement toujours au même constat un peu naïf selon lequel et de manière universelle, les peuples sont toujours assassinés par les élites.
De la responsabilité des industriels et des banquiers allemands dans l’ascension du Troisième Reich dans L’Ordre du Jour, à la compromission des industriels et banquiers français dans l’affaire indochinoise, à la pusillanimité des parlementaires et à l’ego surdimensionné des militaires, Vuillard dénonce les influences, les solidarités et autres complaisances successives qui, dans un ballet analogique vertigineux et par capillarité, vont provoquer selon lui la mort de milliers victimes civiles et militaires, pour ces dernières des français d’adoption, maghrébins et indochinois ou légionnaires apatrides embrigadés dans une cause perdue, l’Indochine française et la colonisation en général.
L’exposé néglige une partie du puzzle ; le peuple allemand ayant placé Hitler au pouvoir par l’effet d’élections libres, quand l’affaire indochinoise, désastreuse et humiliante pour la France, ne se réduit pas à ces pseudo-compromissions actives ou passives, alors que les japonais et les américains sont dans la cause, Staline et le communisme aussi, la Corée voisine, sans négliger la haine d’Ho Chi Minh et l’implacabilité du général Giap.
C’est sans doute la difficulté et la limite du « récit » qui, pour préserver son intérêt littéraire, tord le cou à l’histoire et réduit les états de service des acteurs cités à la seule dimension de la démonstration requise quand ils méritent pour la plupart un meilleur traitement.
Une phrase
“Or justement cette fois-ci il savait. Cela dura une minute. Pendant une minute, il ne pensa plus comme un officier sorti de Saint-Cyr, il ne pensa plus comme un capitaine participant sans remords à la pacification du Maroc, non, pour un court instant, il vit que toute sa rhétorique habituelle, l’honneur, la patrie, était un leurre”.
“…il existe toujours une bonne raison de se marier, soit avec la sœur ou le frère de son beau-frère ou de sa belle-sœur, comme plusieurs Michelin en ont montré l’exemple, soit avec un cousin ou une cousine, croisé ou parallèle, peu importe, la bourgeoisie étant en termes de mariage arrangé encore plus permissive que le Coran, afin de tendre vers la structure de parenté la plus simple que l’on puisse concevoir et qui puisse exister afin que tout, voitures, maisons, actions, obligations, fonctions honorifiques, postes, rentes, demeurent pour l’éternité dans la famille et cette structure élémentaire de la parenté du 8ème au 16ème arrondissement de Paris, (NDR manque sans doute un « qui ») ramenée à sa forme la plus essentielle, s’appelle l’inceste”.
L'auteur
Eric Vuillard est à la fois cinéaste (réalisateur et scénariste) et écrivain. On peut citer dans la rubrique « cinéma » la réalisation d’un long métrage « Mateo Falcone », adaptation d’une nouvelle de Mérimée et dans celle du récit littéraire L’ordre du jour, primé par le Goncourt en 2017. Il a publié récemment en 2019 La guerre des pauvres.
Commentaires
Remarquable analyse. On ne pouvait mieux dire…
Je ne pense pas que qu'Eric Vuillard torde le coup à l'Histoire, il la replace dans son contexte globale; humain mais avant tout économique et politique, le fondement de l'aventure coloniale de l'occident. Les états de service des militaires ne sont pas négligés mais remis à leur juste rang. Les De Lattre, Navarre comme Juin à Monte Cassino, ne sont pas les héros et les vainqueurs de batailles qu'ils ont suivit à plusieurs dizaines de kilomètres de là, ce sont les arabes et africains des colonies qui ont permis ces succès au pris de leur sang. Quant au rôle des peuples dans les démocraties occidentales on sait comment les possédants peuvent fabriquer l'opinion. Je pense que c'est de cela qu'Eric Vuillard a voulu rendre compte dans ce style qui n'appartient qu'à lui, vif et cinglant et qu'ayant lu tout ses écrits depuis le début, j'apprécies particulièrement.
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