Un monde sans travail
Flammarion
Janvier 2023
432 pages
24 €
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Thème
Cet ouvrage repose sur trois postulats qui sont largement développés, confirmés et reformulés tout au long de ses douze chapitres :
a/bien qu'il améliore sans aucun doute notre potentiel de prospérité, le progrès technique n'en distribue pas les fruits autant qu'il le faudrait aux yeux de l'auteur ;
b/ la déchéance de l'emploi humain lui paraît inéluctable, sauf à contrecarrer cette tendance par une politique volontariste dont la récente pandémie Covid a consacré l'acceptation, en Europe tout au moins ;
et c/ la concentration des grandes entreprises technologiques (américaines) étend leur puissance et leur influence bien au-delà de l'économie : soumise à leur influence, la politique leur est asservie !
Les trois parties de l'ouvrage abordent, dans l'ordre : l'effet, délétère pour l'emploi, que l'omniprésence des machines exerce sur la production et sur la vie sociale ; le risque de chômage, structurel et conjoncturel, qu'induirait l'automatisation des tâches et la célérité du progrès technique ; et, enfin, les inégalités de revenu, de statuts et de patrimoine que les nouvelles technologies accentueraient au sein de notre société, au dire de l'auteur.
Après avoir constaté que la formation des esprits et l'apprentissage des métiers ne suffisent plus pour contrecarrer l'évolution tendancielle que regrette Susskind, il en conclut qu'il est temps de remettre les choses en ordre: il compte sur la renaissance d'un « super-Etat », stratège et dirigiste, pour recadrer les salaires et le temps de travail et pour redistribuer les revenus. Pour contrer la concentration excessive des entreprises technologiques, il aimerait enfin « redonner un sens au travail » par des moyens que le livre n'évoque pas en détail !
Points forts
Cette traduction est réussie ce qui n'est pas si courant : homogène et plaisante à lire, pratiquement sans défaut ni bizarrerie de style ou de langage, elle s'inscrit dans une tradition que j'apprécie et que fort peu d'essais contemporains maintiennent encore en France ! Souvent négligé dans la production française, le dispositif annexe, important pour étayer un essai (notes, bibliographie, croquis, tableaux etc.) est ici conforme à la précision des productions anglo-américaines. Ce souci du détail et de l'exactitude reflète évidemment le manuscrit original ; la traductrice et l'éditeur s'en sont intelligemment servis !
Ce livre est donc réussi ; intellectuellement, il se parcourt sans peine ; son fil conducteur se déroule, du début à la fin, sans diverger ni digresser, sans facilité ni préciosité. Ses racines doctrinales sont explicites : aux sources keynésiennes s'ajoutent des références plus récentes qui seront familières à ceux de nos contemporains qui suivent l'économie politique (Acemoglu, Autor & Robinson, Brynjolfsson & McAfee, Galbraith, Gordon, Mokyr, Piketty & Saez etc.). Cela mérite d'être apprécié !
Quelques réserves
Conçu par l'homme, le robot transforme et accélère la tâche ouvrière. Cela soulève des réticences depuis trois siècles : « la machine réduira-t-elle l'homme en esclavage? » demande-t-on souvent, ce que les faits démentent : au fil des siècles, si des machines ont remplacé des ouvriers, c'était pour leur confier autre chose : piloter, entretenir et réparer ces machines qui ont besoin d'une intelligence vivante pour continuer à produire. C'est la « destruction créatrice » de l 'emploi industriel qui s'enrichit ainsi, au propre et au figuré : l'ouvrier devient technicien ; le technicien se fait ingénieur et le dessinateur, informaticien !
Le débat actuel sur l'intelligence artificielle n'est donc qu'une ressassée de celui qui visait autrefois à réduire l'homme (roseau pensant) à une machine (objet fabriqué). C'est un jeu verbal stérile pensait déjà Bernanos, que notre auteur anglais n'a, semble-t-il, pas lu : « le danger n'est pas dans les machines ; le danger est dans l'homme que cette société s'efforce de (dé)former ! » écrivait-il depuis son exil brésilien (La France contre les robots, rééd. 2017)
Non, le sujet agissant n'est pas une machine inconsciente ! Le reste n'est que littérature.
Encore un mot...
Dans la réalité, les robots ne singent ni l'homme ni l'animal ; ils peignent, lèvent, soudent, percent, visent, transportent, calculent, mesurent etc. La machine ne chasse donc pas l'homme ; elle le complète et en repousse les limites : en force, en précision, en mémoire ou même en constance. Dommage que notre ancien pensionnaire du collège Balliol d'Oxford, où l'on sait réfléchir et écrire depuis huit siècles, soit passé à côté de ce constat !
Une phrase
- Un constat réaliste : « les guichets électroniques ont été conçus pour déloger les guichetiers...leur nombre a quadruplé entre 1980 et 2010...(celui) des guichetiers a, lui aussi, augmenté ... (car) ils se sont concentrés sur le suivi et les conseils financiers ! » p. 52
- Un diagnostic pessimiste : « Le progrès technologique nous a enrichis comme jamais... Mais les inégalités, dues à la technologie, mettent ce mécanisme à rude épreuve ! » p. 200
- Une proposition, plutôt démagogique : «pour faire face au chômage technologique, nous aurons besoin d'un revenu de base conditionnel ! » p. 266
- Un clin d'oeil sur la France: « regardez les Français : personne n'est aussi attaché qu'eux au travail, alors qu'ils souhaitent (et arrivent !) à y consacrer moins de temps » p. 324
L'auteur
Daniel Susskind a consacré plusieurs années de recherches pour étudier à Oxford l'évolution de l'emploi et le remplacement éventuel de certains employés par des machines automatiques. Le sujet qu'il aborde semble répondre à une passion familiale puisque son père Richard et son frère Jamie l'ont aussi abordé récemment ! La biographie sommaire de l'auteur signale qu'il fut au cabinet du Premier ministre britannique, sans dire lequel !
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