Raison et dérision
Infos & réservation
Thème
En janvier 2021, le dessinateur de presse Xavier Gorse quittait le journal Le Monde auquel il collaborait depuis 18 ans. Plus tôt, la direction du journal lui avait retiré son soutien et publiait un communiqué d’excuses auprès de ses lecteurs après la parution d’un dessin dans la matinale du journal dans lequel un jeune manchot demandait à un congénère « Si j’ai été abusé par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste?». Ce dessin faisait écho aux accusations de viol que Camille Kouchner avait rapportées contre son beau-père Olivier Duhamel sur la personne de son frère dans son livre «La Familia grande».
Certains membres des réseaux sociaux avaient reproché au dessinateur de se moquer des victimes d’inceste et décelé dans son dessin une forme de transphobie. Gorse avait rejeté ces accusations en bloc sur Twitter.
Dans ce court essai “Raison et dérision” Xavier Gorse démonte la mécanique de dénigrement à l’œuvre, et plaide en faveur du dessin de presse au nom de la démocratie.
Points forts
Xavier Gorse décrit clairement la mécanique à l’œuvre qui a conduit à la désolidarisation du quotidien auquel il collaborait de longue date puis à son départ. Il y voit une dérive dangereuse pour notre démocratie via un phénomène de censure insidieux, de nature à restreindre la liberté d’expression.
Deux ingrédients ont été à l’œuvre dans ce cas emblématique mais loin d’être isolé. D’abord, l’activisme de professionnels rompus à la pratique des réseaux sociaux. Ceux-ci organisent des “campagnes d’indignation” afin d’alimenter leurs combats par des polémiques en quelques étapes bien huilées : choix d’un “propos problématique” ou qui “paraît l’être” et qui est agité comme un “chiffon rouge” dans un “univers où notre expérience du monde se fait à travers les écrans” ; ralliement des activistes sur le web ; ciblage des comptes des “journalistes à prendre à témoin” pour leur faire croire “qu’ils sont face à un tsunami”. Ces activistes sont très efficacement relayés par des journalistes acquis à la culture woke (mot issu de wake, comme ‘éveillé aux injustices catégorielles’). Cette population se voit “comme des justiciers au service de causes sociales” qui ont depuis longtemps renoncé à exercer leur métier.
L’auteur rappelle que le dessin de presse est un genre d’expression en recul notamment depuis que le New York Times l’a banni de ses pages en 2019. Né au XIX siècle en réaction aux absolutismes, il est pourtant indissociable de la naissance de la démocratie. Gorse évoque Goya, inventeur d’un art finalisé qui, entre 1790 et 1820, caricature la noblesse ou le clergé ou témoigne des horreurs de la guerre menée par Napoléon. Gorse en profite pour définir le dessin de presse à travers ce triptyque de “langage universel qui prend l’actualité à témoin et déploie une tonalité humoristique”.
Face à ces dérives inquiétantes, Xavier Gorse prononce un plaidoyer vibrant en faveur du dessin d’humour qui “cultive l’art de la distance'' car son auteur, qui observe et dessine, se “tient physiquement un peu à l’écart”. Il doit “gommer, reprendre”, bref “réfléchir pour choisir''. Il doit aussi “comprendre”, s’abstraire des émotions (y compris des siennes), des appels aux “partis pris à l’indignation, à l’empathie ou à la haine”.
Gorse voit clairement que le dessin d’humour est combattu par les censeurs et autres fondamentalistes car il est une menace pour le sens du sacré (religieux, politique…) sur lequel ils fondent leur emprise sur une partie de la société. La raison recule face aux émotions, d’autant que le “nivellement de la parole y favorise également l’équivalence de crédibilité entre le béotien et le savant”. L’auteur ajoute que le dessin ne peut être instrumentalisé par la politique ou l’idéologie ; il questionne tous les travers de la société, ses élites comme le peuple.
On aime ce rappel à la raison, au discernement, à l’intelligence, bref à l’Esprit des Lumières qui a tant façonné notre pays et doit aussi s’incarner dans le dessin de presse. On se réjouit également que le Monde se soit (un peu) racheté en ayant décidé de remplacer Plantu (qui a pris la défense de Gorse) par un collectif de dessinateurs talentueux.
Enfin, ce manifeste est ponctué de quelques dessins savoureux de sa série des manchots, les Indégivrables comme celui dans lequel l’un d’entre eux proclame : “les faits sont complètement démentis par mon opinion” ! Le lecteur comprendra que nous apprécions particulièrement l’humour de ces Manchots !
Quelques réserves
Franchement, qui serait opposé à ce plaidoyer de principe pour l’humour, la prise de distance, la raison ? Surement, les grincheux et autres censeurs fondamentalistes dans nos démocraties. Et une bonne partie des dirigeants, ailleurs !
Encore un mot...
Le Monde a démissionné en démissionnant Gorse. L’ami des manchots a raison de rappeler que la dérision est le meilleur allié de la raison.
Une phrase
‘.. L’humour est la tonalité qui permet de s’écarter délibérément de l’indignation première. Il ne s’agit pas de tuer l’émotion ni de se moquer des souffrances d’autrui pour les dévaluer. Mais de la tenir à distance pour qu’elle ne vienne pas fausser la réflexion. L’humour est une démarche de raison qui réclame de l’intelligence et un peu de culture pour être compris’ (p 24).
“C’est une question d’unité de mesure : en militant-ressenti, on est hyper nombreux”. (p. 19)
L'auteur
Xavier Gorce (né en 1962), connu comme illustrateur de presse, est également peintre et dessinateur. Il a notamment collaboré à Okapi, Phospore et le monde.fr où ses manchots Les Indégivrables apparaissent sur son site de blogs hébergé par la version en ligne du quotidien. Il quitte le Monde après 18 années de collaboration. Les célèbres manchots ont depuis trouvé refuge au magazine Le Point.
Ajouter un commentaire