Quand l’Occident s’empare du monde (XVe-XXIe siècle). Peut-on alors se moderniser sans s’occidentaliser ?
Paris 2023.
504 pages
25 €
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Thème
Maurice Godelier a publié de nombreux ouvrages d’ethnologie et de sociologie. Il aborde dans son dernier livre l’histoire vue sous un angle philosophique. Il étudie comment une poignée d’Etats européens ont réussi en cinq siècles (XVème-XXIème siècles) à coloniser plus de 45% des terres émergées. Il se demande pourquoi les sociétés non occidentales ont emprunté à l’Occident ses technologies, ses valeurs, ses institutions, ses codes. Il cherche à savoir si nous nous dirigeons vers un autre monde.
- Les premiers empires coloniaux et les débuts de la domination de l’Occident.
Dans un premier chapitre, Monsieur Godelier décrit la formation des empires coloniaux et les débuts de la domination de l’Occident. Il distingue deux étapes. La première, qui s’étend du XVIème siècle au XVIIIème, permit la création des empires coloniaux du Portugal, de l’Espagne suivis de ceux des Pays-Bas, de la France, de l’Angleterre. La seconde étape au XIXème et au début du XXème siècle vit se former les empires de l’Allemagne, de la Belgique, de l’Italie, du Japon et des Etats-Unis. Les bâtisseurs d’empire étaient motivés par le désir d’acquérir des richesses, de la puissance et de la gloire. Souvent ils ont utilisé le feu et le sang pour atteindre leurs buts. Pour justifier leur comportement, ils invoquaient une noble raison, christianiser des païens idolâtres ou civiliser des Barbares. L’occupation des territoires s’est accompagnée de la mise en place d’institutions, d’un ordre juridique, de règles économiques, de missions d’éducation religieuses, d’établissements d’enseignement. Les puissances coloniales ont transféré leurs méthodes de production, leur organisation du travail, leurs machines, leurs procédés financiers, leurs pratiques commerciales. Elles ont créé dans certains pays de grandes entreprises modernes.
- La décolonisation du monde.
La Seconde Guerre mondiale avait affaibli les puissances coloniales et les élites qu’elles avaient formées pour administrer leurs territoires élevaient la voix pour réclamer l’indépendance. En Afrique et en Asie apparurent des leaders charismatiques capables d’entraîner les foules et de surmonter les clivages ethniques, politiques ou religieux. On peut citer Ahmed Sukarno en Indonésie, Gandhi et Jawaharlal Nehru en Inde, Jomo Kenyatta au Kenya, Nelson Mandela en Afrique du Sud. La décolonisation fut un processus mondial qui débuta en Inde en 1947 et s’acheva dans les années 1980.
Dans certains pays où des partis ou des groupes communistes avaient pris la tête de la lutte pour l’indépendance, la guerre qui éclata se confondit avec la lutte de l’Occident contre le communisme. L’exemple le plus connu fut la guerre que le Vietminh, un mouvement dirigé par un leader communiste, Hô Chi Minh, fit en Indochine contre les Français d’abord puis contre les Américains. En Afrique la même situation se reproduisit chaque fois que des partis se réclamant du marxisme ou du socialisme ont lutté pour l’indépendance, souvent en entrant en guérilla contre les colons et les troupes de leur métropole. Au Mozambique, en Angola ces partis étaient soutenus et armés par l’URSS et Cuba pour qu’ils passent dans le camp socialiste, les autres par les Etats-Unis, l’Afrique du Sud, voire l’OTAN, pour qu’ils restent dans le camp occidental.
En Algérie, la France dut affronter un autre type de lutte contre cette fois un pays musulman qui était pour elle une colonie de peuplement. Déjà en 1945 une révolte dans le Constantinois avait été durement réprimée tandis qu’en 1947, après le massacre de 140 Européens à Madagascar, la répression avait fait 30.000 morts. La guerre d’Algérie (1954-1962) coûta aux Algériens 300.000 morts, à l’armée française 27.500 morts et 60.000 blessés et entraîna le retour forcé en France d’un million de résidents européens. Dans beaucoup d’autres pays coloniaux l’indépendance fut obtenue par des négociations pacifiques. Les Anglais accordèrent sans conflit l’indépendance à la Malaisie, à la Birmanie, à Ceylan et à la plupart de leurs colonies africaines. De Gaulle reconnut l’indépendance des pays d’Afrique occidentale et équatoriale, qui jouissaient déjà d’une autonomie et qui formèrent une Union Française tôt disparue. Quelquefois l’accession à l’indépendance s’accompagna de confrontations entre différentes factions politiques, ethniques ou religieuses. Ainsi des affrontements sanglants ont opposé hindous et musulmans en Inde au moment de l’accès à l’indépendance. Au demeurant la décolonisation ne s’est pas toujours achevée avec l’indépendance. Des Etats ont été créés parfois de toutes pièces dans le cadre de frontières fixées arbitrairement par les puissances coloniales. Il a fallu ensuite les transformer en nations et définir une voie de développement.
- Le monde islamique, premières victoires contre l’Occident.
Les militants et les théoriciens de l’Islam ont compris qu’ils devaient se moderniser pour affronter l’Occident et s’efforcer de limiter son influence. Deux événements survenus à la fin du XXème siècle ont revêtu une importance considérable : le changement de régime en Iran et la conquête du pouvoir par les Talibans en Afghanistan. En Iran le Shah Mohammad Reza monta sur le trône pendant la guerre, en 1941. Il se rapprocha du monde occidental ; il rencontra le président Truman, élimina les potentats provinciaux communisants et reconnut Israël. Il mena une politique de réformes, appliqua une réforme agraire, encouragea le développement industriel, prit des mesures sociales. Mais on lui reprocha des dépenses exagérées, la corruption de son entourage, la pompe de sa cour. Il se heurta aussi à l'opposition des religieux très attachés aux rites traditionnels. Des troubles éclatèrent en Iran en 1978 et le Shah s’envola vers l’Egypte le 16 janvier 1979. L’ayatollah Khomeini qui s’était établi en France rentra le 1er février à Téhéran où il reçut un accueil triomphal. Il mit en place une dictature politico-religieuse qui s’appuie sur les gardiens de la révolution, une milice chargée de la sécurité et de la répression. Sur le plan diplomatique, le gouvernement des mollahs a pris des positions hostiles aux pays occidentaux, notamment aux Etats-Unis et à Israël.
Comme de nombreux volontaires arabes, Ben Laden, appartenant à une riche famille d’Arabie Saoudite, était allé à la fin de la décennie de 1980-1990 combattre contre l’armée soviétique et le gouvernement communiste en Afghanistan. Après le retrait de l’armée rouge, il était resté sur place. En 1994-1995 il constitua une organisation, Al Qaïda, dont l’objectif était de lutter contre l’impérialisme américain et plus largement contre les occidentaux. En 1998 il organisa des attentats meurtriers contre des ambassades et des bateaux américains. Le 11 septembre 2001 Al Qaïda organisa deux attentats contre les Twin Towers à New York et le Pentagone à Washington, faisant près de trois mille morts. Très vite le gouvernement de Washington exigea que les Talibans qui gouvernaient l’Afghanistan lui livrent les dirigeants d’Al Qaïda et ferment les camps d'entraînement. Il se heurta à une fin de non-recevoir. Les Etats-Unis et plusieurs de leurs alliés, dont la France, envoyèrent une mission des forces spéciales appuyée par l’aviation combattre sur le théâtre afghan. Les Talibans furent battus et leur chef, le mollah Omar, se réfugia au Pakistan. Toutefois les Talibans ont entamé une guérilla très coûteuse en vies humaines et qui paralysait la vie économique dans l’ancien royaume. Ils commirent de nombreux attentats à Kaboul, qui visèrent notamment Hamid Karzai, le premier ministre afghan. Ils furent responsables de la mort de 2500 soldats américains, de 2000 soldats de l’OTAN et de 15000 membres des forces afghanes. En 2019, le président Donald Trump engagea des négociations à Doha avec les chefs Talibans pour le retrait des troupes américaines. Le 15 août 2021 les Talibans firent leur entrée dans Kaboul. Cette retraite fut une sévère défaite et une grave humiliation pour les Etats-Unis et d’une façon plus large pour le monde occidental.
- L’avenir de la planète.
Depuis la Renaissance l’Occident s’était lentement transformé : par ses découvertes maritimes, son commerce international et ses conquêtes coloniales il s’était projeté outre-mer sur presque tous les continents. Au XIXème siècle le capitalisme industriel a bâti la base matérielle moderne des sociétés américaines et européennes. Cela a fait naître l’illusion en Europe et aux Etats-Unis que l’Occident était désormais le seul continent à promouvoir le progrès de l’humanité. Le système capitaliste du XIXème siècle reposait sur une forme moderne de l’exploitation du travail humain. L’autre source de richesse et de puissance des pays occidentaux fut leur mainmise coloniale sur le reste du monde. Beaucoup de dirigeants non européens se sentirent humiliés par l’infériorité de leur puissance militaire et économique par rapport aux Européens en plein développement. La volonté de se moderniser motiva la révolution bolchevique et l’instauration du socialisme dans l’URSS. Mais le modèle soviétique fut abandonné après 1991. De même Deng Xiaoping intégra une forte dose de capitalisme dans le système économique chinois. Ainsi grâce à l’échec du socialisme, le régime capitaliste est devenu le premier et le seul système économique véritablement mondial.
Si le socialisme a fait long feu, un régime autoritaire subsiste en Russie et le parti communiste continue de gouverner la Chine. Le Vietnam, la Corée du Nord, Cuba sont également soumis à un régime de parti unique. Ces pays sont donc en mesure d’offrir un modèle politique alternatif à celui des démocraties occidentales.
En se mondialisant, en se diffusant dans des sociétés très différentes par leur histoire et leurs institutions, le capitalisme se montre profondément indifférent à la nature du régime politique qui gouverne ces sociétés, tout en revêtant des formes locales adaptées. La mondialisation, accompagnée de la dérégulation des marchés, a eu des effets opposés sur les pays capitalistes avancés et sur les pays émergents. Les premiers se sont simultanément enrichis économiquement et affaiblis socialement. Les seconds ont vu leur niveau de vie s’élever.
De l’extérieur aussi l’Occident est attaqué. Devenue un grand pays capitaliste, la Chine affirme de plus en plus sa résolution d’occuper la première place économique et politique au cœur du nouvel ordre mondial. La réussite économique et la montée en puissance d’un certain nombre de pays non occidentaux en Asie et au Moyen-Orient (Inde, Turquie, Iran, Arabie) engendrent une nouvelle confiance en soi et la réaffirmation de leur identité et de leurs valeurs. Certains de ces pays veulent démontrer que les régimes politiques autoritaires constituent au sein de l’économie de marché mondiale un modèle alternatif aux démocraties libérales pour assurer le développement économique, le progrès et le bien-être des peuples.
Malgré tout, le moment n’est pas encore venu pour ses ennemis d’entonner le requiem pour l’Occident. Plusieurs fois déjà depuis la Première puis la Seconde Guerre mondiale l’agonie de l’Occident a été annoncée en vain. L’idée même de démocratie possède une formidable force sociale corrosive non seulement pour les régimes dictatoriaux mais aussi tous les Etats déguisés en démocratie de façade à l’aide d’élections truquées, manipulées, qui dissimulent mal un régime autoritaire. L’Occident doit cependant accepter deux choses. La première est que la démocratie ne s’exporte pas et ne s’impose pas aux peuples qui ne l’ont pas demandée ni désirée. La seconde est que le commerce et les échanges marchands n’ont jamais fait naître la démocratie mais seulement peuvent favoriser la paix. Respecter ces principes est un impératif catégorique pour que naisse un nouvel ordre mondial moins conflictuel.
Points forts
Quand l’Occident s’empare du monde est un livre très riche, très fouillé et très original. Maurice Godelier met à profit sa culture d’ethnologue pour mieux comprendre le déroulement de l’histoire. Il analyse de façon méticuleuse le processus de formation des empires coloniaux en soulignant les rôles joués par les rivalités politiques, les échanges commerciaux, les progrès de la science et de la technique, les religions. Il s’intéresse en particulier aux pays qui se sont modernisés en marge de l’Europe occidentale : Japon, Russie, Turquie, Iran, Chine. II décrit de façon détaillée la constitution de la société capitaliste et la révolution industrielle qui sont la base sur laquelle ont été fondés les Empires. Il admet que l’Occident se sent et se sait menacé par des pays qui lui sont hostiles pour des raisons diverses mais pense qu’il n’y a pour le moment aucune alternative au capitalisme.
Quelques réserves
On relève quelques lacunes et des opinions discutables. Quand Maurice Godelier fait l’histoire de l’industrialisation de l’Occident, il ne mentionne pas l’étape au cours de laquelle le travail salarié à domicile prévalait notamment en milieu rural. Il ne souligne pas suffisamment l’actif qui peut être mis au crédit de la colonisation : mise en place d’infrastructures, fertilisation des sols et extension des cultures, action dans le domaine de la santé publique, maintien de l’ordre public. Il relève cependant les efforts faits par certains gouvernements dont la France dans les domaines de l’éducation et de la formation.
Dans un tout autre domaine, il ne fait pas mention du soutien de l’Union Soviétique et du Kominform aux mouvements révolutionnaires et nationalistes dans le Tiers Monde dans l’Entre-deux guerres. Le Congrès des peuples d’Orient qui eut lieu à Bakou en 1920 réunit quelque deux mille militants communistes ou sympathisants originaires pour la plupart d’Asie et du Caucase. Enfin l’auteur du Pays des Grands Hommes ne parle pratiquement pas des pays d’Amérique latine qui occupent une place à part dans la communauté internationale. La plupart de ces lacunes sont minimes et n’enlèvent rien à son ouvrage.
Encore un mot...
Le courant de pensée auquel appartient Maurice Godelier soutient que l’Occident connaît un déclin. Cette façon de voir n’est pas dénuée de fondement. Cependant il ne faut pas oublier que l’Europe et l’Amérique du nord conservent une nette supériorité dans des domaines de la recherche scientifique et technique. D’autre part, les valeurs occidentales ont un mérite intrinsèque et sont estimées même par des nations qui ne les intègrent pas forcément dans leur code de conduite. Mais pour continuer à faire entendre leur voix dans le concert des nations, les occidentaux devront mettre en œuvre des réformes sur le plan intérieur et diplomatique pour s’adapter à un contexte nouveau.
Une phrase
- “ A mes yeux l’Occident est un mélange de réel et d’imaginaire, de faits et de normes, de modes d’action et de pensée qui tournent autour de trois axes, de trois blocs d’institutions ayant leur logique, leurs représentations, leurs valeurs propres : le capitalisme, la démocratie parlementaire, et, via le christianisme, un certain rapport avec la religion.”
- “ Depuis la Renaissance l’Occident s’était lentement transformé et par ses découvertes maritimes, son commerce international et ses conquêtes coloniales, s’était projeté outre-mer sur presque tous les continents. Mais à la fin du XVIIIème siècle et pendant tout le XIXème plusieurs pays européens ont fait un immense bond en avant qui a renforcé leur puissance militaire, leur prospérité économique et financière et leur mainmise sur plusieurs régions du monde. Au XIXème siècle le capitalisme industriel a bâti la base matérielle moderne des sociétés américaines et européennes, base qui s’est ensuite sans cesse renouvelée jusqu’à nos jours...Cela a créé l’illusion en Europe et aux Etats-Unis que l’Occident était désormais le seul à porter le progrès de l’humanité, qu’il en était le miroir, la mesure et le modèle.”
- “ Accompagné de la dérégulation des marchés (Reagan, Thatcher) la mondialisation a eu des effets opposés sur les pays capitalistes avancés et sur les autres. Ces derniers ont vu leur niveau de vie s’élever et lorsque, comme la Chine, ils ont été capables d’exiger que les investissements des entreprises étrangères s’accompagnent de transferts de technologies, ils ont pu commencer à combler leur retard et accroître leur puissance. Quant aux pays capitalistes, ils se sont simultanément enrichis économiquement et affaiblis socialement.”
L'auteur
Maurice Godelier est une figure majeure de l’anthropologie française. Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, il a suivi les cours d’économie politique de Malinvaud et ceux d’histoire de Fernand Braudel. L’UNESCO lui a confié une mission d’étude sur la planification et ses effets au Mali. A son retour en 1963 il est affecté au laboratoire d’anthropologie de Claude Lévi-Strauss. En 1967-68 il effectue de longs séjours en Papouasie-Nouvelle-Guinée où il étudie la tribu des Baruyas. En 1982, Chevènement le nomme directeur scientifique du premier département Sciences de l’Homme et de la Société au CNRS. En 2000, il est désigné comme directeur scientifique du Musée de l’Homme. En 2001 il reçoit la médaille d’or du CNRS pour l’ensemble de son œuvre.
Il a écrit de nombreux livres. Les principaux sont la Production des Grands Hommes, grand prix de l’Académie Française en 1982, L’Idéel et le Matériel (1984), L’ Énigme du Don (1984), Les Métamorphoses de la Parenté (2004).
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