Peuples-Monde de la longue durée - Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens

Les raisons de la longévité multimillénaire de certaines cultures. Un essai intéressant mais parfois déroutant
De
Michel Bruneau
CNRS Éditions, coll « Biblis” Paris
Parution en 2024
12 €
Notre recommandation
3/5

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Thème

 L’auteur étudie des peuples qui font remonter leur origine à l’Antiquité et qui revendiquent une continuité sur plus de deux mille années. Certains ont acquis au cours de leur histoire une dimension mondiale en créant un empire, une zone d’influence culturelle et politique, ou enfin une diaspora devenue mondiale au XXème siècle. D’autres ont disparu en tant que tels, éventuellement en se transformant. M. Bruneau a sélectionné six peuples : les Chinois, les Persans, les Indiens, les Grecs, les Arméniens et les Juifs.  

  • Les mythes d’origine et dénomination. Le berceau de la civilisation chinoise est le bassin du moyen fleuve jaune (Hoang Ho). Son histoire remonte à la période des Printemps et Automnes (722-481 avant J-C) et celle des Royaumes Combattants (453-222 avant J-C). La première dynastie sur laquelle on a des données est celle de Qin/Tsin (221-206 avant J-C). Déjà à cette époque la vie culturelle était active : Laozi, Confucius, Mencius ont laissé leur nom. Les Iraniens ont vécu dans les steppes eurasiatiques jusqu’à la fin du deuxième millénaire. Ils sont apparus sur le plateau iranien sous le nom de Mèdes et de Perses vers le huitième siècle. Leur arrivée s’est faite en plusieurs vagues. Leur premier livre est l’Avesta, un recueil de textes religieux. A l’origine du peuple indien on trouve les Arya, originaires d’Asie Centrale. Ils ont pénétré dans la vallée de l’Indus à partir de 1500 jusqu’à 600 avant J-C. Ils parlaient un sanscrit archaïque et ont composé les Véda, des hymnes poétiques et religieux. D’autres peuples tels que les Grecs, les Phéniciens, les Arméniens formaient des communautés le long des côtes, sur des îles ou à l’intérieur des terres. Les Hébreux connurent une période de dispersion après avoir subi la conquête des Assyriens. 

  • La religion. Elle joue un rôle essentiel dans la formation et la préservation des peuples-monde de longue durée. Les trois religions en Chine sont le Taoïsme, le Bouddhisme, et le Confucianisme. Le Taoïsme est une doctrine purement chinoise ; il est tourné vers la délivrance de la mort et tend à une ascèse du mode de vie. Le Bouddhisme s’est implanté en Chine au début de notre ère sous sa forme mahayaniste. Apparu au cinquième siècle avant Jésus-Christ, le Confucianisme est une morale et une doctrine sociale plutôt qu’une religion. Il enseigne à vénérer les ancêtres et à respecter le pouvoir politique. Il existe en Inde une pluralité de religions mais l’hindouisme a la primauté. Il a sa source dans les Vedas des Arya. Il prêche une doctrine polythéiste et met l’accent sur la relation entre le croyant et le dieu vénéré. Trois dieux occupent une place supérieure dans le panthéon hindou : Brahma le créateur, Vishnou le conservateur, Shiva le destructeur. Il n’y a pas d’institutions établies du type des églises. Cela fait une différence avec le Bouddhisme qui a des structures, des communautés monacales, un rituel. La religion pratiquée en Iran fut d’abord le mazdéisme appelé aussi zoroastrisme, dont le fondateur fut Zarathoustra. Ce personnage légendaire aurait vécu, selon la légende, entre mille et mille deux cents ans avant J-C et aurait été l’auteur de l’Avesta. Les Iraniens reconnaissaient comme dieu suprême Ahura Mazda ; ils vénéraient aussi Mithra, dieu du soleil et la déesse Anahita. Un des dogmes du zoroastrisme était le manichéisme fondé sur la dualité du bien et du mal. En 651, après la conquête arabo-musulmane, l’Iran changea de culte et se convertit à l’Islam. Au début du XVIème siècle, sous le règne des Safavides, le pays adhéra au chiisme. Les Arméniens avaient d’abord emprunté leur culte aux Iraniens. Au IVème siècle, ils se convertirent au christianisme grâce à l’action pastorale de Saint Grégoire l’illuminateur. La religion judaïque repose sur la croyance en un dieu tout puissant ayant conclu une alliance avec le peuple élu c’est-à-dire le peuple juif. Ce dernier doit appliquer les commandements énoncés dans la Bible, le livre sacré des croyants qui fut composé par les rabbins au cours des siècles précédant la venue du Christ. La Bible a été complétée par des ouvrages ultérieurs :  Mishna, Talmud. 

  • La continuité linguistique. La langue est un support de continuité dans la longue durée comme la littérature qui lui est attachée. Les peuples ont parfois plusieurs langues mais en général une seule langue de référence. Cette dernière a évolué au cours d’une longue histoire mais comporte des éléments de continuité. L’Inde se caractérise par une extrême diversité linguistique mais le sanskrit a la primauté. Les populations du Dekkan parlent des idiomes apparentés au tamoul. Au Pakistan on utilise l’ourdou. Dans l’antiquité les Persans parlaient des langues indo-européennes introduites par des populations venues du nord et assez proches de l’Arya. Les invasions étrangères qui eurent lieu à partir du sixième siècle apportèrent l’arabe et le turc mais la grande masse de la population resta fidèle au farsi. Les idéogrammes des chinois sont des unités significatives exprimant un mot ou une idée. Le chinois classique a été codifié pendant la période du Printemps et des Automnes et a engendré le wenyan (la langue littéraire). Au début du XXème siècle le guanha (mandarin) est devenu la langue officielle des fonctionnaires mais des dialectes sont encore parlés dans le sud.

  • L’hébreu appartient comme l’égyptien-copte et le phénicien à la famille des langues chamito-sémitiques. Dans l’Antiquité il a été concurrencé par d’autres langues, notamment par l’araméen mais il a survécu comme langue de la Bible. Au Moyen-Age, les Juifs adaptèrent à leurs besoins des langues de leur pays d’adoption (yiddish, ladino) en y ajoutant des mots et des tournures empruntés à l’hébreu et à l’araméen. L’hébreu a connu une renaissance  à la fin du XIXème siècle avec le mouvement sioniste. L’arménien appartient à un rameau isolé des langues indo-européennes tout comme le grec dont il est assez proche. Mais il contient une forte proportion d’éléments étrangers. Dans la Grèce ancienne une pluralité de dialectes avait cours. Au Vème et IVème siècles Athènes qui avait vaincu les Mèdes et préservé l’indépendance de la Grèce imposa une langue commune, la koïné. Cette dernière ne fut pas seulement employée par l’administration et les auteurs profanes mais elle fut aussi la langue des Pères de l'Église. Elle fut la langue officielle de l’empire byzantin. Au XIXème siècle, quand la Grèce recouvrit son indépendance, des penseurs et des écrivains imposèrent une langue démotique mêlant des termes et des tournures empruntés au grec ancien et à la langue parlée moderne.

  • Structures impériales empruntées. Si des peuples-monde ont duré très longtemps, cela n’est pas dû seulement à des raisons culturelles, ethniques et religieuses mais aussi à des facteurs politiques. Dans les six cas étudiés par Michel Bruneau, les structures politiques sont de trois types. Des peuples-mondes héritent de structures impériales, conquérantes et très centralisées. Ce modèle est offert par la Chine et l’Iran. Dans un autre schéma on trouve des entités réticulaires ayant emprunté des structures à des pays voisins ; Michel Bruneau cite la Grèce et Rome. Une troisième catégorie est constituée par des communautés diasporiques placées sous la protection d’un Etat hôte comme ce fut longtemps le cas des Juifs. Certains peuples ont pu emprunter des structures impériales à différentes époques de leur histoire (Inde et Grèce). 

  • De l’empire à l'État-nation. L’Iran a commencé sa modernisation sous les Qadjars avec le changement constitutionnel de 1906 mais c’est surtout entre 1923 et 1941 sous le règne de Reza Chah Pahlavi, qu’elle opéra une véritable révolution culturelle, imposant un mode de vie et des valeurs modernes. L’Iran est multi-ethnique, les deux minorités les plus importantes étant les Azéris (20 à 25%) et les Kurdes (12%). Sur le plan religieux, il est chiite. Il s’est urbanisé depuis la révolution islamique de 1979 et une fracture est apparue entre les grandes métropoles (Téhéran, Ispahan) et les villes moyennes et petites.  Au cours des derniers siècles avant l'indépendance, l'Inde avait été soumise à de grands États de caractère impérial (Sultanat de Delhi, empire Moghol) auxquels avait succédé l’Empire Britannique. En 1946 de graves troubles éclatèrent entre Hindous et Musulmans. Ils aboutirent à la formation de deux États, la République d’Inde et le Pakistan. Ce dernier était lui-même composé de deux parties distantes de deux mille kilomètres, l’une occidentale, l’autre orientale. En 1971 un mouvement nationaliste bengali, la Ligue Awami, entraina la séparation de la partie orientale du Pakistan qui forma un nouvel État, le Bangladesh. L’île de Ceylan, qui a pris le nom de Sri Lanka, est devenue indépendante en 1948 et a eu une histoire mouvementée (soulèvement des Tamouls et guerre civile de 1978 à 2009). Le long de la frontière avec la Chine, les Anglais avaient laissé trois États indépendants, le Népal, le Bhoutan, et le Sikkim. Ce dernier a été incorporé en 1975 dans l’Inde ; les deux autres États sont restés indépendants. Malgré l’existence de plusieurs entités de taille inégale, le continent indien est peu fragmenté et compte un État de dimension exceptionnelle. Le contact avec l’Occident a conduit la Chine à se moderniser. Ce processus se fit en plusieurs étapes : tentative avortée de créer une monarchie constitutionnelle en 1898, révolution de 1911 et proclamation de la République, mise en place d’un système communiste en 1949 pris sur le modèle soviétique.  A la différence des anciens pays de l’est, la RPC a entrepris des réformes sans renier son héritage révolutionnaire. Les Hans représentent 92% de la population totale. Les minorités (Tibétains, Ouïgours, Mandchous…) jouissent d’une autonomie très circonscrite. Deux États posent un problème : Hong-Kong et Taiwan. 

  • De la diaspora à l'État-nation, Grecs, Arméniens, Juifs. L’empire ottoman ne laissa aucun État grec indépendant mais conserva un foyer de culture hellénique, le patriarcat et son appareil administratif. Des intellectuels influencés par la philosophie des Lumières lancèrent à la fin du XVIIIème siècle un appel au soulèvement. La révolution éclata en 1821 en Grèce et dans les principautés roumaines. Au terme d’une dizaine d’années de guerre terrestre et marine, les Grecs constituèrent pour la première fois dans leur histoire un État-nation. Pendant tout le XIXème siècle et le début du XXème leur objectif a été d’étendre leur territoire sur le continent et sur les îles. L’Arménie a connu au cours du XXème siècle une véritable renaissance. En 1918 des nationalistes profitèrent de l’anarchie régnant en Russie pour créer une République indépendante. Mais elle fut occupée par l’Armée rouge et Staline lui donna le statut de République fédérée comme les autres Républiques de l’URSS. Une troisième République fut fondée en 1991 après la dissolution de l’URSS. L’Arménie a retrouvé l’indépendance mais elle est en conflit avec l’Azerbaïdjan à cause du statut du Haut-Karabakh.

  • Pendant près de deux mille siècles, les Juifs ont constitué un corps politique dispersé, contraint de renoncer à toute souveraineté. A la fin du XIXème siècle le mouvement sioniste mené par le Hongrois Théodore Herzl lança le projet d’un État nation territorialisé. En 1917 Lord Balfour, ministre britannique des Affaires Étrangères fit sa fameuse déclaration qui déboucha sur la création d’un foyer national juif dans le cadre du mandat confié à la Grande-Bretagne par la Société des Nations. Les pionniers arrivés entre 1904 et 1923 avaient déjà commencé à s’implanter en Terre Sainte. Ils accueillirent dans l’Entre-deux guerres une masse considérable d’immigrants originaires en grande partie des pays d’Europe centrale qui avaient fui des régimes antisémites (Allemagne nazie, Hongrie, Pologne). En 1948 fut créé l’Etat d’Israël. 

  • Dans sa conclusion Michel Bruneau estime qu’il y a trois façons de persévérer pour un peuple de l’Antiquité à nos jours : soit en s’appuyant sur un vaste socle territorial et une masse démographique servant de base à des institutions impériales ; soit en se dispersant dans l’espace eurasien et méditerranéen puis mondial tout en bénéficiant de la protection d’un ou de plusieurs États ; soit en alternant un morcellement politique récurrent et quelques périodes d’unification impériale empruntées ou imposées. 

Points forts

Peuples-Monde est très bien documenté et très précis. L’auteur se place dans un angle original dans la mesure où il concentre son attention sur la continuité et la résilience des événements historiques. Il insiste sur le rôle joué par les institutions politiques, les structures sociétales, les religions, les langues, les cultures, dans la capacité des peuples à perdurer. Il fait une étude approfondie des diverses diasporas dans le monde. 

Quelques réserves

Le livre comporte quelques lacunes. Il ne dit pratiquement rien au sujet de la révolution religieuse qui transforma l’Iran en 1979. Il ne mentionne que de façon allusive les réformes opérées par Deng Xiaoping en Chine dans les années quatre-vingt. La « conclusion générale » comprend des modèles graphiques et cartographiques assez abscons et difficiles à déchiffrer. La postface rédigée par Christian Grataloup aborde des sujets qui n’ont guère de rapport avec le sujet du livre. 

Une phrase

« Pour accéder au phénomène des peuples-monde de la longue durée qui est le sujet de ce livre, il faut essayer de comprendre les sociétés humaines qui s’organisent en tribus, en ethnies, en peuples, en nations, qui forment des États, des royaumes, des empires, des cités-États, des civilisations ou cultures, des États-nations et des diasporas. Il s’agit de peuples qui font remonter leur origine à l’Antiquité et qui revendiquent une certaine continuité sur une période de plus de deux millénaires d’où la longue et même très longue durée…Qu’est-ce qui fait la singularité de ces peuples-monde de la longue durée et comment s’explique une telle longévité rare dans le monde ?  C’est la question à laquelle tente de répondre ce livre.

L'auteur

Michel Bruneau est géographe, spécialiste de la géohistoire, directeur de recherche émérite au CNRS. Il est l’auteur de nombreux ouvrages : Les Grecs pontiques, diasporas, identité, territoires (1998), Diasporas et espaces transnationaux (2004), De l’Asie Mineure à la Turquie (2015), De l’Eurasie, empire, idéologie ou projet (2018).

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