Penser contre soi-même

Une conversion à la philosophie. Une réflexion intellectuelle et spirituelle qui embarque le lecteur
De
Nathan DEVERS
Albin Michel
Parution le 3 janvier 2024
336 pages
20,90 euros
Notre recommandation
4/5

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Thème

Un jeune homme, né dans un milieu juif modérément pratiquant, décide d’étudier la théologie et de devenir rabbin. Il quitte son lycée laïc, où il se sentait un peu différent des autres, pour intégrer une école religieuse, dans laquelle, au fil des semaines, il se sent, au fond, encore moins à son aise. Étudier la religion, fréquenter des jeunes gens qui partagent la sienne et divers professeurs plus ou moins inspirants, est son quotidien. Peu à peu, il se confronte à des enseignements de nature inégale, rencontre des personnages insipides ou brillants, et tente de donner, par les textes religieux, un sens à son existence. Lui-même commence à intervenir à la synagogue, multipliant les références littéraires et se révélant éloquent. Mais finalement, quelque chose le retient : il lui semble que tous les discours qu’il entend et qu’il s’autorise à prononcer se bornent à tenter de donner raison aux textes religieux, et qu’il y a en cela une certaine forme de soumission ou d’aveuglement. Le raisonnement est comme verrouillé de l’intérieur, et il ne parvient pas à s’épanouir à travers lui. Il décide alors de s’orienter vers l’étude de la philosophie, ce qui est pour lui une révélation. 

Points forts

  • Le sens de la nuance, très présent dans le texte, permet de donner à voir une expérience personnelle, une remise en question, sans être dans une condamnation simpliste d’un milieu ou de la foi, mais plutôt le récit d’un cheminement intime. Chaque personnage est d’une importance capitale, et scande l’histoire, lui donnant chaque fois un nouveau tournant, et l’on se prend à suivre les pérégrinations du narrateur dans son parcours initiatique. Il ne s’agit pas du récit d’une simple désillusion amère, mais plutôt d’une libération par une conversion à la philosophie, comme si cette dernière était une religion sans limite. Autrement dit, on ne ressent pas à la lecture du livre de rejet violent, mais plutôt une continuité de pensée, un dépassement progressif des barrières intérieures du narrateur.

  • L’auteur a une façon bien à lui de décrire son milieu, avec humour, bien souvent, et fait preuve de distance avec tous les personnages de l’histoire. Il semble toujours se trouver quelque part en marge du monde, et le ton qu’il donne à son récit crée un univers particulier qui embarque le lecteur.

  • L’écriture, très variée, passe d’un style assez dépouillé à des envolées lyriques parfois ampoulées. Les dernières lignes du livre sont écrites en alexandrins, cachés dans la prose. Il semble que, de l’écriture aussi, l’auteur cherche sans cesse à se libérer, en ce qu’il ne souhaite pas, apparemment, être assigné à une expression redondante ou identifiable. Cette extrême variété crée sans aucun doute une impression de liberté très appréciable, elle semble être elle aussi, parfois, l’expression d’une pensée qui se fait “contre soi-même” et contribue ainsi à l’originalité du texte. 

Quelques réserves

D’aucuns verront probablement quelque chose de paradoxal dans ce récit, lequel n’est pas réellement le rejet de la religion, mais plutôt l’expression d’une conviction, à savoir que ceux qui la pratiquent sont enfermés dans des affirmations péremptoires et ne peuvent que la trahir en se l’appropriant ou en craignant absolument de la contredire. Ainsi, il apparaît que le narrateur est peut-être celui qui, au fond, est le plus mystique de tous, celui qui attache en réalité à la religion la plus grande importance ; le fait qu’il ait fréquenté en premier lieu une synagogue qui était autrefois un lycée dont le philosophe Emmanuel Levinas a été le proviseur ressemble à un présage, les signes avant-coureurs d’une vocation. Mais, après tout, ce paradoxe contribue à servir la réflexion du texte.

Encore un mot...

Le récit singulier d’un parcours initiatique, de la religion à la philosophie, qui ressemble moins à celui d’une désillusion qu’à celui d’une révélation intellectuelle et spirituelle.

Une phrase

“Elle se rapprocha de la fenêtre, son corps s’immisça dans mon champ de vision. Elle avait la beauté des visages mystiques. Concentrée, perdue dans sa prière, elle ne se rendait même pas compte que je l’observais. Bientôt, ses joues s’inondèrent de larmes. Ces larmes, je les avais connues. Les larmes de l’extase, ces perles au goût de sel qui se mélangent aux mots, à la fatigue du jeûne, au sentiment étrange qui résulte de ce jeûne, à la joie d’avoir faim, de sentir son corps s’alléger, disparaître, appeler le Seigneur jusqu’à n’être plus rien. Le soleil se couchait et je ne pouvais quitter cette femme du regard, de plus en plus sublime, que sa voix transformait. Elle était là, à l’ombre d’un ciel où s’ébauchait la nuit, se dressant devant moi pour invoquer un Dieu dont l’absence régnait. En l’espace d’une fraction de seconde, je fus tenté de croire que cette femme était une apparition biblique, semblable à ces fables talmudiques où la fiancée d’Israël se révèle aux âmes égarées pour leur montrer ce qu’elles ont perdu. Tous les symboles concordaient. Moi avec ma cigarette, respirant du feu dans une chambre terne. Elle dans sa robe noire, manifestation de toutes ces Juives qui, aux quatre coins de l’Histoire, avaient protégé l’alliance d’Abraham et la loi de Moïse. Voilà qu’elle tourna la tête. Son regard se planta dans le mien et ses pupilles, écarquillées comme des astres, dardaient des rayons de sanglots. En rivières, les larmes descendaient sur sa peau, irriguaient son semblant de sourire. Nous étions face à face, debout de chaque côté du vide. Et ses larmes la rendaient aveugle à l’absence des miennes. Et sa voix construisait un mur entre nos deux visages”. (p. 15)

L'auteur

Nathan Devers est né en 1997. Il a étudié à l'École normale israélite orientale puis à l’École normale supérieure. Il est agrégé de philosophie et prépare actuellement une thèse dans cette discipline. Il a publié des essais ou récits, Généalogie de la religion (Cerf, 2019), et Espace fumeur (Grasset, 2021). Il a aussi publié des romans, Ciel et terre (Flammarion, 2020) et Les Liens artificiels (Albin Michel, 2022). Il est l'auteur d’articles dans des revues, et il est également chroniqueur pour plusieurs émissions de télévision.

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