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Thème
Pierre Manent fait une analyse suivie et détaillée des Essais, dont les principaux points sont :
Montaigne partage avec Machiavel et Calvin le constat du trop grand écart entre parole et action pour expliquer le désordre politique contemporain, mais ils aboutissent à des conclusions radicalement différentes.
Pour Montaigne, l’esprit humain est toujours en avance sur les choses qui sont incertaines et fuyantes et il ajoute : « Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà ». Contrairement à Machiavel, il considère que la franchise « sauve la vie ».
Puis il s’attaque frontalement à la question : « Comment soulager notre misérable condition qui aboutit à la mort ?"
Il conteste aussi bien l’importance de la mort, « mouvement d’un instant », que la réalité de la souffrance, qui dépend du « pli » de l’âme, subi ou, au contraire, choisi délibérément.
Puis, prenant ses distances avec la philosophie et le christianisme, il soutient que « philosopher, c’est apprendre à mourir », en prônant la volupté de la vertu et l’oubli de la mort comme condition de la liberté intérieure : cette juste tension de l’âme entre vertu, volupté et mort, Montaigne la dénomme « Nonchaloir ».
Pour conforter son propos, Montaigne n’a pas confiance dans l’histoire, la philosophie ou la théologie, il préfère limiter son champ à sa propre vie, à la rencontre directe de ses contemporains. Pour ce faire, il a besoin d’une modalité nouvelle de la parole qui ne soit pas englobée dans l’action, comme c’est le cas pour l’éloquence, y compris celle de son ami La Boétie.
Il veut dire le plus de choses avec le moins de mots, sans « cérémonie » et sans possibilité de varier les registres. Il parle au lecteur visage contre visage et le rend captif d’une intimité que ce dernier peut penser synonyme de sincérité. Montaigne l’enjoint même de croire qu’il se connaît entièrement lui-même pour justifier son propos ! Mais en prônant, comme Protagoras, que l’homme est « mesure de toutes choses », Montaigne est résolument moderne et rejette le mal du côté de l’inhumain.
Il oppose au philosophe et au chrétien, « une vie toute naturelle » qui ignore la mort inconnaissable et privilégie l’ordre du sentiment, qui se révèle dans des états passifs du sujet en introspection.
Mais comment se retrouver dans ce monde humain infiniment divers ? Contrairement à Montesquieu, Montaigne soutient que c’est en acceptant les coutumes qui, pour lui, sont toutes également rationnelles. Bien qu’elles soient dépourvues d’ordre intrinsèque et que leur rationalité soit dépendante des hommes auxquels elles s’adressent. Montaigne se révèle ainsi précurseur des sciences humaines sans être en mesure d’orienter les choix politiques.
Il répartit les hommes en trois groupes : les ignorants bons chrétiens, les sages ou grands esprits qui pénètrent les Ecritures, et dans l’entre-deux les métis qui aperçoivent les maux des coutumes et ne les supportent pas. Ce sont ces derniers qui les rejettent et constituent le parti du mouvement et de la réforme, le parti de la critique. Montaigne y est radicalement hostile car en se donnant ce rôle, ils se posent comme connaissant les limites du pouvoir de Dieu et de la nature. Mais leur victoire est annoncée, car l’arbitraire de la coutume est incontestable. Ne sommes-nous pas, cinq siècles plus tard, dans une situation équivalente ?
Montaigne suggère donc une quatrième position dans la société, au centre de gravité des trois autres, adaptée ou détachée de toutes les coutumes, dotée d’une parole franche, libérée de l’action ; position que Pierre Manent identifie à celle de la littérature.
Pierre Manent termine par la critique du christianisme, « l’apologie de Raimond Sebon », dernier livre des Essais. Montaigne y confond les hommes et les bêtes et disqualifie ainsi les rapports de l’humain et du divin que le christianisme ramène dans le cercle des intérêts humains.
A la raison décevante des philosophes, Montaigne substitue sa nature propre, gouvernée par les accidents de lieu et de temps, à laquelle les coutumes se fondent. L’obéissance à la loi ne guide plus l’action mais se contente de produire les conditions du libre mouvement, en respect des droits de l’homme. L’âme quant à elle, siège de l’humeur et des passions, plus agitée qu’elle n’agit, reste un mystère à comprendre et à contrôler.
Points forts
Une lecture originale et fouillée des Essais qui met à nu l’originalité de Montaigne, sans l’idéaliser. Montaigne veut convaincre son lecteur à tout prix et ne pas s’affronter à l’église catholique. Pierre Manent tente de révéler ce dessous des cartes, en dessinant un auteur des Essais plus manipulateur que celui auquel on est habitué.
Pour bien situer le Montaigne philosophe et écrivain, Pierre Manent compare ses positions sur plusieurs sujets avec celles de Machiavel, Pascal, Rousseau, Hobbes, ce qui précise son originalité. Ce portrait le rend indiscutablement précurseur de la littérature et de la morale moderne, résolument humaine.
Quelques réserves
Un livre d’enseignant qui préfère souvent l’analyse fouillée à une synthèse plus digeste, notamment pour des lecteurs non spécialistes de philosophie politique.
Le grand Blaise Pascal et JJ Rousseau y sont très présents sans que cela éclaire toujours le propos et la démarche de Montaigne.
Encore un mot...
Une redécouverte intéressante de l’originalité de Montaigne qui constitue un point de repère essentiel pour tous ceux qui veulent réfléchir à ce qu’est l’humaine condition.
L'auteur
Pierre Manent, né en 1949 à Toulouse, ancien élève de l’École normale supérieure, a été l’assistant de Raymond Aron au Collège de France.
Il est depuis 1992 directeur d'études à l'EHESS, et aujourd'hui au Centre de recherches politiques Raymond Aron.
Ce philosophe s’est intéressé à la genèse de la pensée politique moderne, en questionnant notamment les formes d’association qui jalonnent notre histoire : de la tribu à la cité, en passant par l’empire et la nation.
En 2012, il a publié une Histoire intellectuelle du libéralisme qu’il considère comme le berceau de la pensée politique moderne.
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