L'heure des prédateurs

Petit par la taille, dense par le contenu, un essai intelligent pour comprendre notre époque en mutation
De
Giuliano da Empoli
Gallimard
Parution le 3 mars 2025
152 pages
19 €
Notre recommandation
4/5

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Thème

Le temps des prédateurs est revenu, ces personnages qui évoluent dans un monde sans règle et sans légitimité. Ce sont d’abord les nouveaux dirigeants politiques parmi lesquels Donald Trump bien sûr, mais aussi le salvadorien Bukele ou le saoudien MBS. On ne peut les comprendre si l’on se contente de la lecture des manuels de science politique des trente dernières années, mais tout devient clair en revanche si l’on se réfère aux classiques romains (Suétone, Tacite) et à l’insurpassable Prince de Machiavel dont le modèle fut César Borgia.

L’on notera d’ailleurs un parallèle stupéfiant entre une action criminelle commise par ce dernier et des faits imputables au prince héritier d’Arabie, à six siècles de distance : violence extrême y compris physique, sidération née de l’imprévisibilité totale, absence de toute considération morale, culte de l’action et du résultat quels que soient les moyens employés.

La seconde catégorie de prédateurs est composée des patrons de la tech, qui depuis trente ans taillent leur chemin pour prendre le contrôle du monde sans que personne ne les ait vus venir. Ces hommes sont assimilés aux 250 conquistadors espagnols qui ont fait main basse sur l’immense empire aztèque aux 100.000 soldats dont le chef Moctezuma « fit ce que les politiques, de tout temps, font dans ce genre de situation : il décida de ne pas décider ».

On comprend qu’avec la combinaison de ces deux menaces c’est la démocratie qui se trouve menacée, d’autant que la prise de pouvoir s’opère le plus souvent avec l’accord volontaire des populations ou en tous cas de leur majorité, nouvel avatar de la Servitude volontaire décrite par La Boétie. Le point commun des deux catégories de prédateurs est le refus de toute règle contraignante et donc des institutions de régulation, des garde-fous institutionnels, d’une justice indépendante, au profit de la brutalité et du rapport de force.

L’auteur considère que nous sommes en présence du retour à un cycle déjà connu dans l’Histoire et toujours lié à des innovations technologiques. L’émergence de César Borgia et des condottières ayant plongé l’Italie dans le chaos au XVIème siècle était liée à l’invention de l’artillerie donnant la primauté à l’offensive sur les fortifications médiévales. Aujourd’hui ce sont clairement les avancées du numérique qui remplissent ce rôle – que l’on pense au contrôle des données et aux cyberattaques.

Points forts

  • Giuliano da Empoli est italien mais il écrit directement en français, comme Goldoni, comme Casanova. Il est aussi romancier et cela se sent : son style est enlevé et chaque phrase est presque une citation. La profondeur de ses analyses repose toujours sur le récit, enlevé, de ses expériences personnelles. Il a le don de raconter en peu de mots des anecdotes révélatrices ; le récit du banquet d’inauguration de la fondation Obama en 2017 est pour le moins savoureux, comme les portraits de chefs d’Etats rencontrés lors de l’assemblée générale des Nations Unies…

  • Ce talent narratif est mis au service d’une démonstration toujours pertinente. On ajoutera que l’auteur a en réserve ce qui semble faire défaut aux personnages dont il parle, à savoir une culture littéraire et historique sans faille. Cet essai, petit par la taille mais dense par le contenu, fait penser au Simon Leys des années 70 qui traitait de la Chine, monde alors inconnu et pourtant déjà sous nos yeux sans que nous puissions le décrypter.

Quelques réserves

Si Machiavel est très présent en arrière-plan de ce livre, il est un autre compatriote de l’auteur qui n’est pas cité mais à qui l’on pense irrésistiblement : Antonio Gramsci qui avait cette analyse glaçante : « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres ».

Mais il se trouve que l’on doit aussi à Gramsci cette formule : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté ».

Or c’est ici nettement le pessimisme qui l’emporte ; pour l’optimisme, il faut attendre le court dernier chapitre pour trouver de timides raisons d’espérer, à travers l’histoire d’un élu local, maire d’une commune moyenne de l’Ile de France en lutte contre le pouvoir aveugle, absurde et anonyme de la technologie (on ne déflorera pas ici le récit de ce combat modeste mais fondamental). Le problème est que même à ce niveau, l’issue paraît bien incertaine…

Est-il vraiment trop tard ? Peut-on rappeler que César Borgia est mort piteusement dans une embuscade de troisième ordre à l’âge de 31 ans, sans que ses projets n’aient de postérité directe ? Quant à l’empire colonial créé par les conquistadores, les historiens s’accordent aujourd’hui pour y voir le commencement du déclin de l’Espagne, incapable de créer une économie moderne tant elle était submergée par l’afflux de richesses obtenues sans effort.  

Enfin il nous semble qu’en dépit des apparences, la démocratie est beaucoup plus robuste que l’on veut bien le dire car l’autoritarisme porte en lui-même ses propres limites, même s’il peut un temps faire illusion par une apparence d’efficacité à court terme.

Encore un mot...

George Orwell disait que dans nos temps d’affrontement, le pamphlet était la forme littéraire la plus adaptée. C’est bien un pamphlet que ce livre décapant qui nous renvoie à nos propres insuffisances.

Les développements sur l’intelligence artificielle sont particulièrement bienvenus et là encore nourris de l’expérience personnelle de l’auteur. Sur ce suivisme moutonnier qui frappe au premier chef les politiques mais aussi les citoyens de base, il nous sera permis d’évoquer un récent souvenir personnel : la dernière assemblée de rentrée du Barreau qui n’a pu échapper à l’obligé numéro de claquettes du consultant en IA, lequel conclut que les machines rendront bientôt la justice de façon plus fiable que les humains, et que par conséquent les avocats seront à court terme, au pire morts, au mieux chômeurs… Tout cela devant une assistance crispée à proportion des années de travail restant à chacun jusqu’à son départ à l

Une phrase

« Au cours des trois dernières décennies, les responsables politiques des démocraties occidentales se sont comportés, face aux conquistadors de la tech, exactement comme les Aztèques du XVIème siècle. Confrontés à la foudre et au tonnerre d’Internet, des réseaux sociaux et de l’IA, ils se sont soumis, dans l'espoir qu'un peu de poussière de fée rejaillirait sur eux.

Je ne saurais dire le nombre de fois où il m’est arrivé d’assister à ces rituels de dégradation. Dans n’importe quelle capitale, la scène se répète toujours à l’identique. L’oligarque débarque de son jet privé, d’humeur assez maussade du fait d’être contraint de gaspiller son temps avec un chef tribal obsolète, au lieu de l’employer plus utilement à une quelconque poursuite post-humaine. Après l’avoir accueilli en grande pompe sous les dorures, le politique consacre une bonne partie du bref entretien privé à le supplier de lui accorder un pôle de recherche, ou un laboratoire d’IA, et finit par se contenter d’un selfie à la va-vite.

Comme dans le cas de Moctezuma, leur docilité n’a pas suffi à assurer la survie de nos gouvernants : après avoir fait mine de respecter leur autorité, tant qu’ils se trouvaient en position d’infériorité, les conquistadors ont progressivement imposé leur empire. Aujourd’hui, l’heure des prédateurs a sonné et partout les choses évoluent d’une telle façon que tout ce qui doit être réglé le sera par le feu et par l’épée ». (p. 12-13) 

L'auteur

Avant de devenir l’écrivain à succès que l’on connaît (son roman Le Mage du Kremlin paru en 2022 a été honoré de plusieurs récompenses dont le Grand Prix de l’Académie Française, et a été traduit en plus de trente langues) et même s’il a commencé une carrière littéraire précoce (premier essai paru à l’âge de 22 ans) Giuliano da Empoli a connu de l’intérieur le monde du pouvoir politique, notamment en qualité de conseiller de l’ancien Président du Conseil italien Matteo Renzi.

Fondateur du think tank Volta basé à Milan mais aussi enseignant à Sciences Po Paris, il navigue en permanence entre les cultures française et italienne, tout en publiant régulièrement des articles dans divers organes de presse.

C’est un observateur de notre époque, nourri de ses expériences personnelles et de vastes connaissances, qui s’intéresse aux processus de formation de l’opinion, à l’émergence des populismes et à la mécanique du pouvoir autoritaire, le tout abordé du point de vue du moraliste. 

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