Le quai de Ouistreham
Paris, 2010.
276 p. 19.30€
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Thème
Grand reporter, Florence Aubenas enquête souvent sur les phénomènes sociaux contemporains. Au premier semestre de 2009, elle s’installa discrètement en Normandie où elle n’avait aucune attache. Elle se présenta comme une femme sans expérience ni qualification, prête à faire le ménage des ateliers, des particuliers ou des navires qui assurent la liaison quotidienne avec l’Angleterre. Ouistreham, port proche de la ville de Caen, est le théâtre d'un jeu de rôle qui se situe à la frontière entre l'ethnographie et l’investigation.
En organisant son immersion parmi les délaissés normands, Florence Aubenas fit acte ethnographique comme, en leur temps, Paul-Émile Victor parmi les esquimaux du Groenland (1934-1937) ou Jean Guiart aux Nouvelles Hébrides (1955-1956), au temps du condominium franco-anglais aujourd'hui disparu. Elle laisse deviner que les situations qu'elle a vécues éprouvèrent son équilibre personnel. L'épuisement de la préposée au nettoyage nocturne des toilettes du trans-Manche, les aléas du véhicule hors d'âge qu'elle appelle son "tracteur" pour rallier ses lieux de travail et la précarité de ses compagnes d'infortune ne sont pas faciles à vivre ! L'auteur est à l'épreuve et le lecteur découvre dans son livre la trempe d'une personnalité qui force le respect. Les tortures morales subies au cours de sa captivité, que la jaquette du livre n'évoquent pas, sont sous-jacentes ; l'expérience de Ouistreham, quel que puisse en être l'effet thérapique, ne pouvait la laisser indemne !
Points forts
Ce livre a des qualités qu'il faut souligner : servi par une langue simple et claire, il est d'une grande vigueur. Il se lit d'une traite. Il évite la sensiblerie: naufragée volontaire au milieu des paumés qui traînent dans les faubourgs de Caen à la recherche d'un improbable emploi, elle garde la tête assez froide pour ne jamais abandonner sa personnalité d'adoption jusqu'au terme de l'expérience qui se termine, comme prévu, quand elle décroche l'emploi durable auquel rêvent ses compagnes d'infortune !
Quelques réserves
Ce témoignage est honnête et courageux mais de portée limitée en raison de sa nature même : il répond au dur jugement de Lévi-Strauss : « L'ethnographie constitue le premier stade de la recherche anthropologique : rassembler, grâce à l'expérience personnelle (du) chercheur, des données monographiques à partir desquelles peuvent s'élaborer des synthèses qui (contribueront) à mieux comprendre l'homme et les sociétés humaines » (Anthropologie structurale, Plon, 1958. p. 387).
Encore un mot...
L'enquête sonne vrai sans être larmoyante; c'est sa force: "la sociologie effective est faite par des ethnographes qui travaillent sur le terrain" disait Jean-François Revel (in: Pourquoi des philosophes ? J-J. Pauvert, 1964, p. 156. Revel soutint une vive polémique avec Lévi-Strauss !). Ce jugement qui s'applique parfaitement ici.
Une phrase
Le témoignage d'une « sans dent» âgée, rapporté dans le livre : « elle attend que toutes ses dents soient pourries pour les faire arracher à l’hôpital, d’un coup, sous anesthésie générale […] on lui commande un appareil intégral que la sécurité sociale rembourse » (p. 109).
L'auteur
Grand reporter au Monde, à Libération, au Nouvel Obs, Florence Aubenas fut prise en otage le 5 janvier 2005 lors d’un reportage à l’université de Bagdad. Libérée après cinq mois de détention et de longues tractations, elle personnifia le risque du journaliste qui couvre des conflits comme celui de l’Irak. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur le métier de journaliste grand reporter (Bayard), sur l'affaire d’Outreau (Le Seuil, 2005), et, parmi les plus récents, L’inconnu de la poste, avec Miguel Benasayag (l’Olivier, 2018). Son récit Le Quai de Ouistreham a obtenu le prix Joseph Kessel et le prix Jean Amila-Meckert en 2010.
Sur cet ouvrage, on peut également lire une recension plus détaillée publiée en 2010, dans la revue Communication, Université Laval, Québec.
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